Après Mönchengladbach et Krems, le Musée de Winterthur, près de Zurich, accueille l’exposition "Au royaume des fantômes. La photographie de l’invisible", dans laquelle figurent du reste un grand nombre de travaux français du tournant du siècle, lorsqu’on voulait voir dans la photographie la preuve irréfutable de la réalité des fluides humains et des évocations spirites.
WINTERTHUR - Si la perception que nous avons aujourd’hui de la photographie est toute empreinte du photojournalisme et du graphisme de l’après-guerre, il faut admettre que nous avons occulté des pans entiers de pratiques autrefois très répandues, qui ont fait les beaux jours de la critique, des magazines et des associations photographiques. C’est le cas par exemple d’un courant dont l’activité la plus fébrile se situe autour de 1900, et qui veut voir dans la photographie un “médium” (c’était bien avant la mode des “médias”) capable de visualiser l’invisible. Dès les années 1860, par le principe de la double exposition de la plaque sensible, on avait fait apparaître de trop évidents fantômes qui ne trompaient guère leur monde quant à leur identité réelle. Mais avec la conquête de l’instantanéité, dans les années 1880, il s’avère pourtant que l’image photographique peut exhiber des choses ou des états, invisibles parce que trop rapides, ou que les sujets en mouvement peuvent apparaître sous une forme blanchâtre, comme diluée, ectoplasmique, dissemblable de leur apparence réelle. Et surtout, c’est la découverte des rayons X par Röntgen, en décembre 1895, qui provoque un réveil des fantômes fluidiques et autres impressions à distance de la pensée et des images mentales. La découverte scientifique se trouve alors en conjonction avec un renouveau des recherches psychiques et parapsychiques activement soutenues par une presse avide de sujets sensationnels. L’hypnose, le spiritisme, l’hystérie, le fluide vital, l’animisme, les tables tournantes, les apparitions médiumniques sont très à la mode autour de 1900, date de publication de L’Interprétation des rêves d’un certain Freud. Entre des productions scientifiques expérimentalement renouvelables – la visualisation par les rayons X de l’intérieur des corps – et les hypothétiques rayonnements issus du corps humain, particulièrement de son cerveau, la photographie est prise à témoin et sommée d’apporter la preuve, ou plutôt de tenir lieu de preuve.
Des leurres involontaires, de bonne foi
Plus lents sans doute à prendre en compte de tels objets non identifiés, les quelques chercheurs français sur ce terrain se seront fait “doubler” outre-Rhin, et cette exposition a le mérite de rassembler des travaux peu connus, et de fonds qui nous ont d’ores et déjà échappé : les photographies de la pensée et autres radioactivités humaines, de Louis Darget (vers 1895-1900), se trouvent maintenant à l’Institut de psychologie de Fribourg-en-Brisgau. Les formes lumineuses qui apparaissent sont difficiles à décrire (taches, iridescences, effets d’étincelles), mais elles participent sans aucun doute des métamorphoses qui affectent la signification des images à cette époque – on en avait récemment un écho dans les clichés de Munch et de Strindberg présentés au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, tout imprégnés aussi de considérations mal assurées sur les traces de l’invisible.
Le but de l’exposition n’est pas de démontrer en quoi toutes ces étrangetés spectaculaires seraient des supercheries. Du reste, toutes les photographies fluidiques de Baraduc, Darget, Luys... se révèlent être des leurres – en général involontaires et de bonne foi –, produits par la chaleur du corps humain, ou simplement lors du développement des plaques (les produits industriels modernes ne se prêtent plus à ces jeux). Toutes les apparitions médiumniques de portraits de disparus seront identifiées aujourd’hui comme de grossiers découpages-collages rephotographiés, et les matérialisations sortant de la bouche de Stanislawa P. comme de vulgaires filaments de coton – quoiqu’on n’ait pas trouvé le moyen radical d’empêcher quiconque de prendre des vessies pour des lanternes. Il s’agit surtout de comprendre combien ce vocabulaire graphique se propage pendant tout ce siècle à travers les photogrammes de Man Ray, Schad, Moholy-Nagy, ou en substrat théorique de l’écriture automatique chère aux surréalistes français ou belges (Magritte, Nougé, Mariën, Mesens), jusqu’à des artistes contemporains tels que Duane Michals, Francesca Woodman, Sigmar Polke. L’excellent catalogue, en allemand, rend bien compte de cette double permanence de l’étrangeté “médiumnique” de la photographie et d’une récurrente “suspicion crédule” de tout spectateur. Nous cherchons encore dans une photographie ce que nos yeux n’auraient pas perçu de visu, ou nous lui demandons encore, très objectivement, de nous informer sur ce que nous avons oublié, perdu, ignoré pour toujours. La photographie ne s’est jamais départie, tout au long du siècle, de cette vocation à réveiller les fantômes, même s’ils n’existent pas.
AU ROYAUME DES FANTÔMES. LA PHOTOGRAPHIE DE L’INVISIBLE, jusqu’au 16 août, Fotomuseum Winterthur, Grüzenstrasse 44, 8400 Winterthur, tél. 41 52 233 60 86, tlj sauf lundi 12h-18h, samedi et dimanche 11h-17h. Catalogue (en allemand), 256 p., éd. Cantz, 54 FS.
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Les fantômes se réveillent
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Abonnez-vous dès 1 €La Caisse des dépôts et consignations constitue depuis près de dix ans, par achats ou commandes aux artistes, une collection de photographies. Le Centre national de la photographie (11 rue Berryer, 75008 Paris) expose jusqu’au 24 août les œuvres d’une quarantaine d’entre eux.
Le Musée de l’Élysée, à Lausanne, propose jusqu’au 13 septembre une série d’expositions réunissant les images prises sur les traces du bouddhisme par l’acteur Richard Gere, celles de corps en mouvement de danseurs par Lois Greenfield, qui publie un nouveau livre Airborne, et une rétrospective Helen Levitt, qui s’est en particulier consacrée aux quartiers pauvres de Manhattan.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°64 du 8 juillet 1998, avec le titre suivant : Les fantômes se réveillent