S’ils ont un incontestable pouvoir de séduction, les dessins de nus de Rodin révèlent aussi un autre pan de son travail. Celui d’un artiste obsédé par le corps de la femme, qui place ce thème au cœur de son processus créatif.
Il est des vérités parfois dérangeantes. Ainsi celle qui nous rappelle que le maître de la sculpture française du tournant des XIXe et XXe siècles a bel et bien été considéré par la critique de son époque comme… un érotomane. Malgré l’aura qui a entouré la personnalité d’Auguste Rodin (1840-1917), ses contemporains ne se sont pas mépris sur l’appétit sexuel d’un artiste à la réputation sulfureuse.
Cette question a même été détournée à des fins politiques lorsqu’il s’est agi de savoir s’il était opportun de créer un musée en l’honneur du sculpteur, grâce à la donation de l’artiste. Les adversaires du projet firent ainsi courir la rumeur que Rodin s’adonnait à des activités lubriques dans l’ancienne chapelle de l’hôtel Biron, où il s’était installé en 1908 sur les conseils de son secrétaire, Rainer Maria Rilke, et qui abritait jadis un couvent. Autant dire que le sexe n’a jamais été un sujet tabou dans la vie et la carrière de l’artiste.
Pourtant, grâce à cette exposition montée à la fondation Gianadda à Martigny en Suisse, réunissant quelque 90 dessins et une quarantaine de sculptures, la part de l’érotisme dans l’art de Rodin prend une tout autre dimension. Si le corps sexué est bel et bien représenté dans tous ses états, il y apparaît comme inscrit dans une démarche spécifique dans le cadre des recherches plastiques de Rodin.
Le dessin, une pratique parallèle à celle de la sculpture
L’obsession du corps hante en effet son travail, et ce dès ses premières œuvres, mais elle va lui permettre, par le biais du dessin, de s’engager dans une nouvelle voie. « Comme Degas qui a inventé le monotype, Rodin élabore alors une technique particulière », précise Dominique Viéville, directeur du musée Rodin et commissaire de cette exposition.
Dès les études produites pour la Porte de l’Enfer, son chef-d’œuvre inspiré par La Divine Comédie de Dante, commandé par la direction des Beaux-Arts en 1880, Rodin commence à s’intéresser au dessin. Mais le médium n’est pas envisagé comme un simple outil pour la conceptualisation d’un projet. Dans sa pratique de sculpteur, Rodin a toujours pratiqué le modelé direct, sans passer par l’intermédiaire de feuilles préparatoires. Il en ira de même pour sa production graphique. Les premiers dessins de l’artiste ne sont donc pas des croquis, mais des dessins autonomes, des « dessins d’imagination » dont l’inspiration est souvent puisée dans la littérature.
« La vue des formes humaines m’alimente et me réconforte »
En 1897, le critique d’art Roger Marx constate pourtant un changement dans la pratique de Rodin. Désormais, il produit des dessins que Marx appelle des « instantanés du nu féminin ». Plus à l’aise financièrement, l’artiste a désormais les moyens de s’offrir les services de modèles vivants et commence donc à travailler le nu d’après nature.
Mais là ne réside pas le seul changement. Plutôt que d’imposer une pose fixe au modèle, Rodin laisse évoluer librement les figures dans l’atelier. Le modèle bouge dans l’espace, se coiffe, se dévêt, se lave voire se caresse lorsqu’il s’agit de poses plus clairement érotiques. Le but du dessinateur, attiré par la transcription du mouvement, est de saisir l’instant. « La vue des formes humaines m’alimente et me réconforte », écrit-il alors.
Sa technique est spécifique : les dessins sont exécutés sans regarder la feuille, en observant directement le modèle, créant ainsi ce que Dominique Viéville qualifie de « dessins sans voir ». « Mon but est de tester à quel point mes mains sentent déjà ce que voient mes yeux », explique alors Rodin.
Au-delà de la technique, la sensualité des figures glisse aussi de la lascivité vers un érotisme plus explicite. Outre le choix des poses, certains modèles acceptent en effet de regarder le spectateur, renforçant ainsi la crudité de certaines attitudes. La référence au célèbre tableau Olympia (1863) de Manet, qui avait choqué car la prostituée nue regardait fixement le spectateur, est ici manifeste.
Progressivement, le sujet s’affine, Rodin évacuant toute indication de lieu dans ses dessins. Il se concentre alors exclusivement sur le corps sexué du modèle, qui est désormais isolé sur la feuille. « L’exhibition du sexe est alors tout ce qui garantit la vérité du dessin, explique Dominique Viéville. En ce sens, Rodin renouvelle profondément le dessin érotique romantique tel qu’il a pu être représenté, par exemple, par Félicien Rops, qui dessinait dans des maisons closes des œuvres plus ouvertement pornographiques. » Nul lieu, nul décor, seul le sexe comme figure compte désormais.
Une production personnelle destinée à un « Musée secret »
Inévitablement se pose alors la question des rapports entretenus avec ses modèles. Simples employées ou maîtresses, voire les deux ? Rodin peut en effet faire appel à de très nombreux modèles professionnels – quasiment exclusivement féminins – qui viennent le voir spontanément ou sont recrutés au marché des modèles, qui se tient alors près de la place Pigalle. Leur choix occupe l’esprit de Rodin. L’artiste alimente ainsi ses carnets de très nombreuses annotations concernant leurs caractéristiques physiques. Malgré cela, aucune femme n’est pourtant identifiable avec certitude dans ses dessins.
Sans nul doute, les relations sont probablement allées parfois au-delà de la seule séance de pose. La danseuse américaine Isadora Duncan se serait ainsi enfuie d’une séance qui aurait pris une tournure inattendue.
Au sein de cette pléthorique production de dessins érotiques, Dominique Viéville distingue pourtant deux générations d’œuvres. Les premières sont ces « dessins sans voir », créations autonomes croquées sur le vif, à la charge érotique sans ambiguïté. Pourtant, ces dessins semblent être restés cantonnés à la sphère privée, Rodin en ayant parlé comme d’« une recherche intime, des études exécutées pour mon seul usage et qui ne sont point sorties de mes cartons ». Sur ces cartons, légués à l’État après sa mort pour la création de son musée, avaient en effet été apposées des étiquettes indiquant « Musée secret » ou « Collection privée ».
Les autres dessins, moins spontanés, plus exposés
En revanche, une seconde catégorie de dessins d’une même veine a quant à elle été exposée publiquement. Dans un deuxième temps, Rodin a en effet retravaillé ses premiers dessins spontanés, qui deviennent la matrice d’un nouveau travail. Ces dessins sont repris, corrigés. Rodin superpose les traits, pratique des déformations allant jusqu’à la géométrisation des visages. Les figures sont recopiées ou décalquées pour servir de poncifs pour l’exécution d’un autre dessin.
Partant de là, Rodin enrichit son travail en allant puiser dans un répertoire de motifs nouveaux. Il s’inspire notamment des figures des vases grecs, dont il possédait quelques exemplaires, mais aussi des estampes japonaises. Le recours à des motifs venant d’autres civilisations lui permet ainsi d’opérer une synthèse, dans une démarche qui n’est pas sans rappeler celle de Pablo Picasso s’inspirant de la statuaire africaine. Ce pan de sa production, moins spontané, plus maîtrisé, a pour sa part été largement exposé. En 1900, de grands nus aquarellés sont exposés au Pavillon de l’Alma, au milieu de ses sculptures. Ils sont alors présentés comme des œuvres autonomes.
Mais Auguste Rodin prend pourtant soin d’en dissimuler au public la genèse, en conservant ses dessins spontanés dans ses cartons. Rodin ne craint pourtant pas le scandale : sa réputation l’a précédé. Mais il protège ainsi une face de son travail, non pas du fait de son érotisme exacerbé, mais parce qu’elle appartient au mystère du processus créatif de l’artiste. C’est ce que donne à voir au public cette exposition, qui permet de confronter ces deux volets de sa production à caractère érotique.
L’exposition de la fondation Gianadda, organisée par le musée Rodin de Paris, constitue la suite logique d’une série de manifestations consacrées à la place du corps humain et du sexe dans l’œuvre du sculpteur. En 2006, avec « Figures d’Éros », le musée Rodin décidait en effet de dévoiler son fonds de dessins conservé dans ses collections. « Mes dessins sont la clef de mon œuvre », aimait à rappeler le sculpteur. Plus de 7 000 dessins sont en effet conservés dans les réserves du musée Rodin, dont une très large majorité traitant de sujets aux accents érotiques. La plupart de ces dessins n’avaient jamais été exposés. Poursuivant cette thématique, le musée produit depuis d’autres expositions sur le sujet, à Madrid puis aujourd’hui à Martigny, présentant à chaque fois des pièces différentes extraites de ce fonds pléthorique. À Martigny, quelques sculptures viennent enrichir la présentation, comme L’Âge d’airain, Le Baiser ou le Torse d’Adèle, apportant judicieusement un contrepoint volumétrique à cette production graphique.
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Les dessins coquins d’Auguste Rodin
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Rodin érotique » du 6 mars au 14 juin 2009. Fondation Pierre Gianadda, Martigny, 59, rue du Forum, Martigny, Suisse. Tous les jours de 10 h à 18 h. Tarifs : 10 et 5,50 euros. www.gianadda.ch
Rodin-Calais : les retrouvailles. Les Bourgeois de Calais actuellement intallés devant le musée de la ville, commandés à Rodin en 1885, a assuré à Calais une grande notoriété à travers le monde. En novembre 2008, le musée des Beaux-Arts et de la Dentelle a donc tout naturellement inauguré un nouvel espace d’exposition dédié au célèbre monument. Un dépôt exceptionnel du musée Rodin de Paris de 24 œuvres en plâtre, terre cuite et bronze, permettra désormais aux visiteurs de mieux comprendre les étapes de genèse et de création de l’œuvre de l’artiste.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°611 du 1 mars 2009, avec le titre suivant : Les dessins coquins d’Auguste Rodin