C’est un chiffre qui donne le vertige et la nausée. Entre 1941 et 1942, deux millions d’œuvres et d’objets d’art ont transité par Paris, alimentant un marché florissant et totalement décomplexé, se déroulant via des intermédiaires interlopes mais aussi dans des salles de ventes ayant pignon sur rue.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que ces différents acteurs étaient peu regardants sur la provenance de ces biens, issus majoritairement de familles juives spoliées et de marchands victimes des lois d’aryanisation. Ce chiffre sidérant est l’une des révélations choc de la méticuleuse enquête menée par Emmanuelle Polack à partir de sources inédites. Un sujet passionnant auquel l’historienne de l’art a consacré une thèse, publiée chez Tallandier, qui donne lieu à une exposition organisée, fort à propos, au Mémorial de la Shoah. La chercheuse a relevé le défi de traduire ce sujet livresque, car s’appuyant sur une foule d’archives difficiles à mettre en scène, en une remarquable exposition. La scénographie inventive parvient en effet à rendre cette matière vivante, par exemple en reconstituant en miniature les commerces de quatre galeristes emblématiques : Berthe Weill, Pierre Loeb, Paul Rosenberg et bien sûr René Gimpel, marchand dénoncé par un confrère et mort en déportation. L’autre temps fort est assurément l’immersion en salle de ventes avec le rituel de l’exposition des pièces proposées à l’encan, les catalogues et le défilé ininterrompu des enchères. Une plongée dans les bas-fonds du marché aussi évocatrice qu’édifiante.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°723 du 1 mai 2019, avec le titre suivant : Les bas-fonds du marché de l’art