PARIS
Le Musée d’Orsay célèbre le centenaire de la constitution en État indépendant de l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie en montrant les artistes symbolistes baltes qui témoignent de ce tournant du XXe siècle.
Paris. Les pays baltes fêtent leur centenaire. On imagine mal, en France, ce que représente cet événement pour des États qui, après avoir conquis leur autonomie à l’issue de la Première Guerre mondiale, durent supporter l’occupation nazie puis l’annexion par l’Union soviétique. Libérés en 1991 après avoir opposé aux chars russes une chaîne humaine reliant les trois capitales, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie se sont reconstruites en s’appuyant chacune sur leur langue, chacune très différente, et leur culture, restée vivante malgré les occupations successives.
Les directeurs des musées nationaux des trois pays ont choisi de fêter ensemble l’anniversaire de l’indépendance de leur État par une exposition itinérante sur l’art qui a immédiatement précédé et accompagné l’événement.
Autour de 1900, les pays baltes furent le théâtre d’une ébullition artistique et culturelle nourrie par les mouvements européens et cependant fortement originale. « On a là le croisement d’un courant international et de l’émergence d’une conscience nationale, et on voit l’appartenance à une communauté historique, géographique et intellectuelle, mais aussi un attachement très fort à l’identité de chaque pays », constate Rodolphe Rapetti, spécialiste du symbolisme et commissaire de l’exposition présentée au Musée d’Orsay avant une tournée dans les trois pays. La période fut si féconde que Riga, capitale de la Lettonie, s’enorgueillit du plus grand quartier Art nouveau du monde, aujourd’hui en fin de rénovation après avoir piteusement passé les années de plomb. « J’ai connu ces immeubles tellement lépreux ! », se souvient, ému, Rodolphe Rapetti.
Inaugurée par le président Macron et les trois chefs d’États baltes, l’exposition s’ouvre sur une toile hautement symbolique de l’Estonien Kristjan Raud (1865-1943). Sacrifice (1935) évoque une légende selon laquelle, au cours d’une période de grande sécheresse, trois veuves venues se lamenter autour d’une pierre sacrée ont fait jaillir une source de leurs larmes. Tout y est : la désolation passée des trois pays, la promesse d’un futur plus clément et la fidélité aux traditions régionales. Pour les Français qui l’ignorent à peu près totalement, c’est l’occasion de découvrir un magnifique peintre. Son parcours est typique des écoles baltes : formé à Saint-Pétersbourg et en Allemagne, profondément imprégné de l’esthétique et du folklore local, il n’est venu à Paris qu’en 1926, y complétant sa formation tout en gardant son indépendance par rapport à la ville que l’on considérait à l’époque comme la capitale des arts.
La singularité de ces artistes, leur décalage dans le temps par rapport aux mouvements esthétiques internationaux et l’ombre jetée sur eux après la Seconde Guerre mondiale par l’occupation soviétique se sont conjugués pour les maintenir jusqu’ici aux marges du monde (et du marché) de l’art. Lors de l’exposition « 1900 » qui s’est tenue au Grand Palais en 2000, il n’a pas été question d’eux. Nul doute que l’exposition « Âmes sauvages » du Musée d’Orsay va changer la donne.
Rodolphe Rapetti a volontairement réduit la médiation à un grand texte d’introduction, un commentaire accompagnant chaque section (« Mythes et légendes », « L’Âme », « La Nature ») et des citations. « L’audioguide donne plus d’explications, souligne-t-il, et nous publions un vrai catalogue, écrit par de nombreux auteurs et présentant des notices très détaillées. Je crois que l’on ne peut pas faire tout en même temps : regarder les œuvres et s’instruire. » Dans les salles, le visiteur est donc convié à se laisser aller à la pure contemplation, jouant pourtant ici et là à deviner les influences exercées sur ces peintres par tel ou tel artiste plus connu (Böcklin, Munch, Gauguin, Klimt…). La sculpture est très peu présente : Chimère (1911) du Lituanien Petras Rimša (1881-1961) illustre l’inspiration régionale, tandis que les têtes du Letton Teodors Zaļkalns (1876-1972) rendent hommage à l’enseignement reçu de Rodin à Paris. Les arts décoratifs, portés à leur apogée par les Baltes, sont absents. Il aurait fallu doubler les espaces d’exposition et, de toute manière, souligne Rodolphe Rapetti, cela n’aurait pas permis de rendre compte du foisonnement d’œuvres attachées à l’immobilier, fresques, mosaïques et sculptures qu’il faut aller voir sur place, à Riga notamment.
Dès la première section, la vision est spectaculaire. Chez l’Estonien Nikolai Triik (1884-1940), des Vikings livrent bataille dans une explosion de couleurs vives. Oskar Kallis (1892-1918) traduit l’épopée nationale dans des figures monumentales, tandis que le prolifique Letton Janis Rozentals (1866-1916) imagine une famille de braves diables en déroute dans Au premier chant du coq (vers 1905) et un déjeuner sur l’herbe d’esprit antique dans Arcadie (1910). La toile la plus extraordinaire vient de Lituanie : Nec Mergitur (1904-1905) de Ferdynand Ruszczyc (1870-1936) est une somptueuse et chatoyante allégorie des combats d’un pays contre l’adversité. Centrée sur la figure humaine et ses tourments, la seconde section prouve que l’âme balte n’a rien à envier à l’âme slave et les démons septentrionaux à ceux de la Mitteleuropa. Enfin, l’exposition se clôt sur les paysages envoûtants de l’Estonien Konrad Mägi (1878-1925), du Lituanien Mikalojus Konstantinas Čiurlionis (1875-1911) et du Letton Vilhelms Purvītis (1872-1945). Autant de noms qu’il va falloir apprendre à prononcer.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°500 du 27 avril 2018, avec le titre suivant : Les arts dans les pays baltes avant et après leur indépendance