Loin des imaginaires conquérants véhiculés par Elon Musk ou Hollywood, les artistes se tournent vers le ciel et déconstruisent l’imaginaire spatial. Trois expositions rendent compte de cette « contre-odyssée de l’espace ».
À l’évocation de l’aventure spatiale, on imagine spontanément tout un arsenal de fusées et vaisseaux traversant des immensités trouées d’étoiles à la rencontre de ressources fabuleuses ou de créatures extraterrestres plus ou moins amicales. À moins qu’on ne se remémore les images en noir et blanc du premier alunissage un soir de juillet 1969 [lire p. 129], ou qu’on ne tende l’oreille aux grands discours d’Elon Musk sur les promesses de SpaceX et du tourisme spatial. Cet imaginaire glorieux et conquérant est à des années-lumière de celui que déploie l’exposition « Encoder l’espace », qui rassemble au Centre des arts (Enghien-les-Bains) une dizaine d’œuvres de la collection de l’Observatoire de l’espace, l’antenne culturelle du Centre national d’études spatiales (CNES). On ne le trouvera pas davantage dans « Derrière les étoiles » au Cube (Garges-lès-Gonesse) ni dans « Stellar Scape » au Pavillon à Namur. Certes, ces expositions ont en commun de présenter des travaux d’artistes en lien avec l’espace, et signalent au passage un regain d’intérêt pour cette thématique. Mais c’est pour mieux marquer l’écart avec les imaginaires véhiculés par Hollywood et le « New space ».
Significativement, « Encoder l’espace » a choisi de faire figurer sur son affiche un ballon stratosphérique. Cet instrument de mesure sans moteur, si léger qu’il semble presque impropre à remplir toute mission scientifique, est le protagoniste d’Un ballon qui dérive se fiche de savoir l’heure qu’il est. Ce film en images de synthèse d’Antoine Belot (né en 1991) saisit un vol, de son décollage à son atterrissage dans un coin de campagne, et montre l’objet dérivant au milieu des nuages, dans un flottement gracieux qui invite à la contemplation. En s’attachant au ballon stratosphérique plutôt qu’à la fusée, l’artiste arrache la recherche spatiale aux grands récits, et suggère à l’inverse ce qu’elle peut avoir de non-spectaculaire. « L’Observatoire de l’espace est une entreprise de défascination et prend ses distances aussi bien avec l’imaginaire spatial fictionnel qu’avec les actions éclatantes des spationautes dans le monde réel, confirme Gérard Azoulay, son directeur. C’est la raison pour laquelle les artistes avec qui nous travaillons se saisissent parfois de documents d’archives modestes, comme les plans, les schémas, les instruments de mesure. Ces items sont propices aux déplacements, car ils n’intimident pas. Il y a une dimension très anthropologique dans ce que nous proposons : il s’agit de décrire la recherche spatiale comme une activité humaine. »
Au Cube, Clément Thibault, commissaire de l’exposition « Derrière les étoiles », entend lui aussi inviter les visiteurs à mettre à distance l’imaginaire dominant. « L’exposition s’intéresse aux liens entre le cosmos, entendu comme sujet esthétique, et l’ordre qu’on construit à partir de son observation. Alors que le monde brûle et nous invite à changer notre système productif, on se demande, à l’instar de la philosophe Émilie Hache, si la crise climatique n’implique pas aussi de transformer notre système cosmologique. “Derrière les étoiles” réfléchit à l’esthétique spatiale et au fait que les images dont on nous abreuve restent structurées par un imaginaire colonialiste et extractiviste. » Cette entreprise critique conduit d’abord à révéler les ressorts actuels de l’aventure spatiale. C’est notamment ce à quoi s’emploie Quadrature, dont les œuvres sont exposées à Garges et à Namur. En montrant l’omniprésence des satellites qui quadrillent le ciel, ce collectif allemand renverse les positions et met le visiteur en situation de scruter une entreprise de surveillance. La déconstruction des imaginaires dominants conduit aussi certains artistes à souligner le caractère déceptif de l’aventure spatiale. C’est le cas de Stefan Eichhorn (né en 1980) dans une série de sculptures au titre éloquent : They promised us flying cars, but all we’ve got are solar powered parking meters (Ils nous ont promis des voitures volantes, mais tout ce qu’on a eu, ce sont des paramètres solaires). Au Cube, sont ainsi présentées trois combinaisons d’astronautes réalisées par ses soins. Sitôt qu’on s’en approche, elles se dévoilent comme autant de faux-semblants : elles ont été assemblées à partir de déchets glanés dans l’espace urbain, bien loin des étoiles. Pour les artistes, déconstruire l’aventure spatiale invite aussi à mettre au jour ses zones d’ombre, ses oubliés et tous ceux que la grande histoire officielle a choisi de laisser hors-champ. Au Cube, deux documentaires de Breakwater Studios rendent hommage à l’astrophysicienne britannique Jocelyn Bell et Edward Dwight, le premier astronaute afro-américain, écartés de l’histoire spatiale car ils étaient respectivement femme et noir. Au Centre des arts, Véronique Béland (née en 1981), Justine Emard (née en 1987) et Romain Sein (né en 1981) choisissent de s’intéresser à la contribution des non-humains à la conquête de l’espace. Dans la série « En sortie, le scientifique de l’espace : point sur la conception » (2023), Véronique Béland a entraîné une intelligence artificielle à dessiner des engins spatiaux. En sont nées des formes organiques surprenantes, à distance des dessins graphiques dont l’IA a été nourrie. Dans In Praesentia, Justine Emard a imaginé un dispositif filmique particulier : dans les archives du CNES, elle a sélectionné une série de documents évoquant la contribution des macaques rhésus aux premiers vols spatiaux. Elle les a ensuite projetés à Jade, un singe de cette espèce, et a filmé ses réactions pour en révéler l’indéchiffrable altérité. Enfin, dans une série de dessins, Romain Sein a adopté le point de vue des objets spatiaux explorant comètes et planètes lointaines.
À une approche critique soucieuse de débusquer l’envers des mythologies spatiales, se conjugue chez certains artistes la tentative de réduire la distance qui nous sépare physiquement de l’espace. Leurs manières de rendre plus proche l’infiniment lointain sont diverses. Dans Deep Field, une pièce de Félicie d’Estienne d’Orves (née en 1979) présentée à l’orée de « Derrière les étoiles », un dispositif invite, par exemple, à contempler une minuscule image du ciel profond à la lueur vacillante d’une bougie. Plus loin, un corpus d’œuvres fait sortir le visiteur de la seule perception rétinienne pour approcher l’espace par d’autres sens. Un caisson transparent où est enclos « Eau de space », un « parfum » créé par le chimiste Steve Pearce pour la NASA permet au visiteur de « sentir » l’espace. À deux pas, un carillon de Richard Vigjen (né en 1942) donne à entendre l’écho des tempêtes solaires (Cosmic Wind Chime, 2023), et un dispositif de Claire Williams (née en 1986) le son des météorites. « Encoder l’espace » cherche aussi à rendre sensible l’une des spécificités des milieux extraterrestres : l’absence de gravité. Dans Télescope intérieur d’Eduardo Kac (né en 1962), on voit une modeste sculpture de papier figurant le mot « moi » flotter dans l’ISS. Plus loin, l’installation vidéo Dansez maintenant de Renaud Auguste-Dormeuil (né en 1968) tente de figurer la désorientation produite par l’impesanteur à travers cinq points de vue différents. Le visiteur en ressort dérouté, avec une pointe de tournis. Comme quoi, même délesté des mythologies qui ont façonné l’aventure spatiale, le ciel continue de fasciner !
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Les artistes à la conquête de l’espace
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°781 du 1 décembre 2024, avec le titre suivant : Les artistes à la conquête de l’espace