PARIS
Chroniqueur virtuose du Paris de son temps, Louis-Léopold Boilly (1761-1845) est à l’honneur d’une exposition monographique au Musée Cognacq-Jay où est exposée cette œuvre remarquable.
Peintre, graveur et miniaturiste, Louis-Léopold Boilly multiplie les talents. Cet artiste virtuose peut même se targuer d’avoir inventé un genre – le trompe-l’œil – et imposé un nouveau registre dans la peinture de Salon : la chronique. À la manière d’un photoreporter, l’artiste a en effet su capter des scènes urbaines emblématiques pendant six décennies, de la veille de la Révolution française aux derniers feux de la monarchie de Juillet. Originaire du Nord, il s’installe dans la capitale en 1785 et consacre toute sa prolifique carrière à immortaliser la vie parisienne ; les pages de la grande histoire mais aussi le bouillonnement urbain et ses scènes anecdotiques. Boilly croque ainsi pour la postérité des instants aussi décisifs que le triomphe de Marat, l’effervescence de la vie artistique de la période révolutionnaire, notamment en brossant l’atelier d’Isabey, mais aussi l’essor populaire du théâtre, en saisissant les loges pleines à craquer des salles à la mode.
Témoin privilégié d’une ville en pleine mutation et de la profonde transformation de sa population, Boilly a chroniqué avec humour, légèreté et malice la vie de ses concitoyens. Grâce à son sens consommé du récit et son don inné d’observateur, Boilly nous restitue l’agitation des grands boulevards et les habitudes de ses contemporains, avec un tropisme particulier pour l’essor des loisirs. Dans ces scènes de groupe inédites, le peintre invente une formule iconographique sans précédent qui va devenir sa signature : la foule. Dense, ondoyante et chamarrée, la foule devient même progressivement le sujet principal de ses tableaux. Dans ses toiles de format pourtant modeste, le peintre parvient à magnifier autant la diversité que l’harmonie des individus, dans une vision héritée d’une nouvelle conception politique du peuple. Cette singularité fait d’ailleurs son succès, le public plébiscitant ses compositions dans lesquelles le peintre déploie des trésors d’imagination pour rendre le spectacle des expressions, mais aussi le tumulte de ces regroupements de personnages. Bref, l’animation de la vie moderne.>
Le théâtre vit une véritable révolution au début du XIXe siècle. Durant la Restauration et la monarchie de Juillet, Paris se couvre d’un blanc manteau de théâtres, notamment des salles privées. Pour attirer une large audience, ces lieux se spécialisent dans la programmation la plus prisée du grand public, à savoir le vaudeville et la comédie bourgeoise. Et surtout le mélodrame, qui connaît son âge d’or. La salle de l’Ambigu-Comique, que Boilly fréquente régulièrement, est le temple de ce genre emphatique. Narrant les aventures de personnages manichéens avec force pathos et mise en scène dramatique, le mélodrame préfigure les blockbusters par sa dimension spectaculaire. Le public raffolait de ces intrigues cousues de fil blanc et interprétées avec outrance, et il régnait dans la salle une atmosphère électrique, les spectateurs interpellant volontiers les comédiens et manifestant bruyamment leur plaisir ou leur mécontentement. Parfois le véritable spectacle avait lieu à l’extérieur du théâtre.
Les mélodrames étaient si populaires qu’il n’était pas rare de devoir jouer des coudes pour entrer dans la salle. A fortiori si les places étaient gratuites, comme c’était le cas lors des festivités nationales. Boilly a saisi cet incroyable tumulte dans une composition fort animée où les personnages se poussent et n’hésitent pas à monter les uns sur les autres. Malgré les dimensions modestes du tableau (65 x 81 cm), il parvient à individualiser de manière convaincante les nombreux personnages. La foule agitée, qui est le véritable sujet, se déploie en frise sur toute la largeur de la toile ; ce qui renforce encore son aspect compact et anonyme. Le peintre fait une démonstration éclatante de sa maîtrise de l’art de la cohue en maniant l’ampleur du mouvement, l’harmonie des tons et en déclinant des expressions extrêmement diverses. Afin de rythmer cette marée humaine, l’artiste a pris soin de parsemer la foule de vêtements colorés qui guident le regard dans sa lecture du tableau.
Tandis que dans la partie droite du tableau les personnages se bousculent, voire chutent lourdement, à gauche c’est un tout autre spectacle qui se déroule. En opposition radicale avec cette cohue, le peintre a représenté un couple bourgeois ainsi que des gendarmes qui regardent cet attroupement avec condescendance. Le couple incarne la figure du badaud et du flâneur qui se popularise dans la littérature de l’époque. Leur élégance contraste avec la mise du petit peuple qui se presse devant le théâtre. Boilly est friand de ces scènes qui sont prétexte à immortaliser des instants où toutes les strates de la population se côtoient momentanément. Ces compositions, qui juxtaposent riches et pauvres, coquettes et misérables, sont l’occasion de montrer ses talents de portraitiste en brossant la pluralité des visages (y compris le sien) et des costumes des Parisiens. Même si elles sont souvent ironiques et volontiers piquantes, ces scènes sont aussi un témoignage rare de l’essor des clivages sociaux à l’époque romantique.
Boilly aime truffer ses compositions, pourtant déjà bien fournies, de saynètes annexes. Dans le registre supérieur du tableau, se déploie ainsi une scène autonome. À l’abri du tumulte qui se joue sur le boulevard, un artisan s’affaire consciencieusement à repeindre l’auvent du théâtre en fumant sa pipe tandis qu’un jeune garçon espiègle essaie d’attirer un chien au pelage cocasse. Ce tableau dans le tableau brossé avec beaucoup de finesse est un hommage aux modèles de Boilly : les peintres de scènes de genre hollandais et flamands du XVIIe siècle. Comme ses prédécesseurs, l’artiste est très attentif aux sujets anecdotiques qui font le sel du quotidien mais aussi aux métiers précieux et à la facture porcelainée, typiques de la scène de genre du siècle d’or. Cette peinture connaît à l’époque un puissant revival et est très recherchée par les amateurs. Boilly, qui a voyagé aux Pays-Bas, collectionnait d’ailleurs assidûment les maîtres hollandais, notamment Van Mieris, Ter Borch et Drölling.
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L’Entrée du théâtre de l’Ambigu-Comique de Boilly
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°752 du 1 mars 2022, avec le titre suivant : L’Entrée du théâtre de l’Ambigu-Comique de Boilly