Si la fille de l’académicien Maurice Rheims a vu passer dans l’appartement familial les plus grands artistes de l’après-guerre, dont Picasso, Breton et Tinguely, elle a su former un regard personnel, détaché du lourd héritage familial. Elle nous ouvre les portes de son intimité.
Lors de la première rétrospective Bettina Rheims en France, en 2006 au Musée d’art contemporain de Lyon, aucune archive familiale n’avait été intégrée au parcours. Dix ans plus tard, à la Maison européenne de la photographie, la traversée de l’œuvre sur trente-cinq ans de création n’en contient pas davantage. L’entourage proche de la photographe l’y avait pourtant encouragée, mais en vain. Cette imperméabilité entre séries artistiques, photos de mode et archives personnelles, Bettina Rheims a toutefois accepté de la rompre dans un livret accompagnant son ouvrage édité par Taschen.
L’ombre du père, Maurice Rheims
Regroupés à part, photographies familiales, souvenirs personnels, portraits d’amis, planches-contacts, Polaroids et carnets éclairent le parcours artistique sous un autre jour. Un pan de l’univers familial et amical dans lequel Bettina Rheims a grandi dévoile ses figures en quelques portraits et brefs commentaires. En premier lieu ses parents, le commissaire-priseur et académicien Maurice Rheims et Lili Krahmer-Rheims, son grand-père paternel le général Léon Rheims, sa grand-mère maternelle Alix de Rothschild et son frère Louis né trois ans après elle en 1955, tandis que Nathalie, la plus jeune des trois enfants Rheims, apparaît dans une série de prises de vue, revêtue d’habits de son aînée apprentie photographe de mode en mai 1968. Faut-il voir dans cette discrétion sur les siens, si longtemps établie en ligne de conduite, la volonté de défendre cette part de créativité propre, autonome de la notoriété du père et de son nom ? « Certainement, admet Bettina. Pendant des années j’ai été “la fille de”. » Cette stature de Maurice Rheims, l’académicien malicieux et charmeur, elle la résume d’ailleurs parfaitement dans le livret : « Mon père un homme pas simple du tout. Héros de la guerre, Compagnon de la Libération, commissaire-priseur et expert renommé, il aime les objets d’art et collectionne les conquêtes ou le contraire. » Dans son bureau, il a rangé aussi des photos souvenirs et des carnets dans deux valises dont ses filles n’ont découvert l’existence qu’après sa mort. De ce père né le 4 janvier 1910 à Versailles dans une famille juive, aisée et cultivée, fondateur à Alger avec Henri d’Astier de La Vigerie du commando parachutiste de la France libre, chargé ensuite à la Libération d’inventorier la collection de Goering, Bettina Rheims n’a pas su pendant longtemps grand-chose. « Mon père ne parlait pas de son passé ni de l’histoire familiale, pas plus qu’il n’a parlé de nous dans ses livres. » Dans aucun de ses écrits, essais ou romans, Maurice Rheims n’a de fait convoqué ses proches, si ce n’est par touches son fils Louis dans Nouveau Voyage autour de ma chambre, son livre le plus personnel publié en 2000, trois ans avant sa disparition. Seule Nathalie Rheims, ex-épouse de l’éditeur Léo Scheer, puis compagne du réalisateur-producteur Claude Berri, a fait de sa famille la matière de la plupart de ses ouvrages, jusqu’à Place Colette, son dernier livre.
Rien de tout cela chez Bettina Rheims peu encline à se répandre sur l’atmosphère de la grande bourgeoisie dans laquelle elle a grandi, ou sur la mort, à 33 ans à la suite d’un cancer, de son frère Louis ou encore sur leur mère mariée en deuxièmes noces en 1981 à l’artiste Jean Vérame. La part autobiographique la plus importante que Bettina Rheims a donnée à voir jusqu’à présent se trouve dans Rose, c’est Paris, réalisé en 2010 avec l’écrivain Serge Bramly. Des souvenirs y filtrent en effet, comme des références à Marcel Duchamp ou à André Breton qui furent chers à son père et à Serge Bramly, son ex-mari et complice des grands projets (Chambre close, 1990-1922 ; I.N.R.I, 1999).
Une jeune fille rebelle
Donner à voir aujourd’hui des images de cette vie familiale aux côtés de ses portraits, séries célèbres ou inédites, qu’elle a réalisés sur trente-cinq ans de création « relève du désir de transmettre », confie la photographe. « Ce devoir de transmettre est-il à relier à la religion juive ? Je le crois. Le début de la réalisation de cet ouvrage a correspondu au moment où je suis devenue grand-mère. Chez mes parents, l’idée de la transmission n’existait pas. D’abord parce que nous étions très peu avec eux. Nos appartements étaient séparés par un couloir puis un escalier. Et quand nous avions la chance d’être avec eux, mon frère et moi, Nathalie étant plus jeune que nous, nous faisions ce qu’ils faisaient : c’est-à-dire aller au musée ou aux puces quand mon père acceptait de nous emmener avec lui. Mon père est devenu un père formidable quand son petit-fils Virgile est né. »
Côtoyer Picasso, l’ami proche de Maurice Rheims que ses héritiers engagèrent pour inventorier et estimer la succession, ne représentait rien pour la jeune fille rebelle qu’elle fut, pas plus que fréquenter André Breton, autre grand ami de son père avec Man Ray, César et le critique d’art Robert Lebel. Les figures politiques du général de Gaulle ou de Jacques Chirac, autre proche de son père, lui ont été tout autant étrangères. « Je ne supportais pas mes parents et leurs amis m’ennuyaient beaucoup. À 13 ou 14 ans, je voulais partir, faire ma vie. » Ce qu’elle entreprit, dès son baccalauréat obtenu, en se mariant et en partant à New York. « Jean Tinguely est le seul dont j’ai été proche, raconte-t-elle aujourd’hui. Il m’aimait beaucoup. La fille de Niki était ma copine à l’École alsacienne. » Et Bettina Rheims d’évoquer la construction du Cyclope dans la forêt de Milly et la présence de Tinguely en Corse dans la maison de vacances de Saint-Florent où se sont croisés d’autres grands noms de l’histoire de l’art et des célébrités du cinéma (dont Antonioni et Monica Vitti) ou de la littérature. Pendant des années, la propriété de Saint-Florent a été le cadre où débutaient la rentrée littéraire et les manœuvres académiques.
La poétesse Joyce Mansour, la grande amie de sa mère, est, avec Jean Tinguely, l’autre personnalité marquante du cercle familial que Bettina Rheims évoque avec tendresse. Mais La figure marquante et adorée demeure celle, grand-maternelle, d’Alix de Rothschild, « femme libre, extravagante et sans aucun préjugé social. Elle adorait les artistes, les soutenait, peignait aussi des natures mortes que j’aimais beaucoup. » Si Bettina Rheims a été une jeune fille rétive à la vie intellectuelle et mondaine de ses parents, elle a baigné dans l’art. Elle le reconnaît. La photographe qu’elle est devenue s’est nourrie de ce qu’elle entendait à table sur la peinture ou les objets et de ce qu’elle voyait dans l’appartement rue du Faubourg-Saint-Honoré, aux meubles et objets signés et aux toiles de maîtres anciens ou modernes de renom accrochées aux murs. Son œil s’est formé. Les visites aux musées ou dans les églises avec le père qu’il « fallait suivre dans ses grandes enjambées et dans ses choix d’œuvres devant lesquelles il s’arrêtait sans jamais les commenter » ont été tout aussi formatrices. « Mon père nous a appris à regarder autrement », dit-elle.
L’apprentissage de l’œil
« Bettina a une grande connaissance de l’art classique. On le voit dans sa maîtrise des règles de la composition et de l’harmonie », souligne Serge Bramly qui, dans son entourage intime, est celui qui la connaît le mieux depuis leur première rencontre à New York dans l’agence de mannequinat dans laquelle elle était rentrée au début des années 1970. C’est lui qui a encouragé Bettina Rheims à faire de la photographie et qui lui a offert ses premiers appareils. La découverte de Diane Arbus et la fascination qu’elle ressentit devant son œuvre et sa vie, ont été l’autre élément déclencheur. Quant à la rencontre d’Hugues Autexier et de François Braunschweig de la galerie Texbraun, elle a été déterminante. « Ils ont non seulement formé notre goût, mais ils l’ont aussi orienté », explique Serge Bramly. Bettina Rheims découvre avec eux les photographies de Man Ray et, plus généralement, celles des photographes appréciés des surréalistes dont André Breton. La création de ces adultes côtoyés durant l’enfance se révèle. « La photographie était absente dans l’appartement familial. Mon père ne s’y intéressait pas », précise-t-elle. Les photographies anciennes ou de Pierre Molinier que les Texbraun lui font connaître forment d’autres terreaux d’imprégnation visuelle. La jeune femme commence alors à réaliser ses premiers portraits d’amis ou de célébrités au premier rang desquels celui de son père pour Paris Match juste après son élection à l’Académie française en 1976. Elle a 24 ans et écrit en légende du portrait : « C’est ma première rencontre photographique avec mon père. J’étais très intimidée. J’avais l’impression de faire un autoportrait. »
Quelques années plus tard, les séries ou les portraits subversifs réalisés par sa fille ne seront pas sans déplaire à ce père qui n’a jamais manqué un de ses vernissages. Y compris à Berlin pour la soutenir lors de l’exposition d’I.N.R.I., bien qu’il refusât jusque-là de mettre les pieds en Allemagne. « Il a toujours été d’un grand soutien, relève Bettina Rheims, particulièrement pour cette série qui lui a valu d’être attaqué de manière virulente par ses pairs à l’Académie française. » Et Serge Bramly de noter : « L’art contemporain n’était pas la tasse de thé de Maurice. Mais en devenant photographe, Bettina a attiré le regard de son père et repris avec lui un rapport sur la création qui lui tenait tant à cœur. »
1952
Naissance à Neuilly-sur-Seine (92)
1981
Première exposition de ses photographies au Centre Pompidou
1991
Réalisation de la série Chambre close avec la collaboration de l’écrivain Serge Bramly
2012
Exposition de la série Gender Studies à Düsseldorf
2013
Commandeur de la Légion d’honneur
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L’enfance de Bettina Rheims
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Abonnez-vous dès 1 €Bettina Rheims, Patrick Rémy, Bettina Rheims, Taschen, 454 p., 500 €.
« Bettina Rheims »
Du 27 janvier au 27 mars. Maison européenne de la photographie. Ouvert du mercredi au dimanche, de 11 h à 19 h 45.
Tarifs : 8 et 4,5 €.
Commissaire : Vanessa Mourot.
www.mep-fr.org
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°687 du 1 février 2016, avec le titre suivant : L’enfance de Bettina Rheims