MARSEILLE
Si la mode change, vêtements et accessoires traversent pourtant les époques. Retour sur l’histoire de cinq d’entre eux.
Marseille. En regard d’une mode dont le principal moteur, du moins dans le monde pré-pandémique, était la saisonnalité, il est quelques habits qui, a contrario, ont traversé le temps jusqu’à notre vestiaire contemporain sans bouger d’un iota, autant dans leur esthétique que dans leur confection. Déployée au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), à Marseille, l’exposition « Vêtements modèles » réunit ainsi cinq basiques : le bleu de travail, le débardeur, le kilt, le jogging et l’espadrille. « Évidemment, j’aurais pu en choisir davantage, ajouter, par exemple, le sabot ou la blouse roumaine, mais nous avons préféré nous concentrer sur cinq vêtements uniquement pour mieux les décortiquer, explique Isabelle Crampes, commissaire générale. Ces cinq pièces sont issues de trois secteurs où l’on trouve des spécimens conçus à l’identique depuis toujours : les métiers, le sport et le folklore régional. Concrètement, un « vêtement modèle » est un vêtement qui, à un moment donné, a atteint un tel acmé du point de vue de sa conception et de sa fabrication qu’on n’a jamais pu faire mieux par la suite et qu’il s’est perpétué tel quel jusqu’à nos jours. » Divisé en cinq sections, le parcours rassemble quelque deux cents pièces : dessin, peinture, photographie, film, prêt-à-porter et haute couture.
L’élément le plus ancien est, à n’en point douter, l’espadrille. Des ancêtres proches, de la semelle en particulier, ont été retrouvés dans l’Égypte antique. Autour du bassin méditerranéen, l’avènement de l’héliotropisme, dans les années 1950, accroît son développement et fait passer l’espadrille du statut de soulier d’ouvrier agricole à celui d’attribut des vacances au soleil. Dans leur villa d’Hyères, les Noailles chaussent leurs invités d’un modèle très chic, comme l’évoque le film de Man Ray, Les Mystères du château de Dé (1929).
Si le « bleu » est l’archétype du vêtement de travail, on découvre qu’il fait l’objet d’un code couleur : bleu pour les ouvriers manipulant le métal en fusion, noir pour les charpentiers ou beige pour les tailleurs de pierre. Tout est pensé dans le détail : le col épais de la veste du charpentier permet d’y faire reposer la bandoulière de sa lourde gibecière sans heurter le cou. Un portrait signé Charles Fréger (série « Bleus de travail », 2003) magnifie un couvreur dans son uniforme professionnel.
Autre uniforme porté en Écosse, autant par les civils que les soldats : le kilt, sorte de jupe-portefeuille faite à partir d’un tartan de laine plissé. La styliste Vivienne Westwood l’a évidemment détourné, tout comme sa collègue Rei Kawakubo (Comme des garçons), avec cette robe sculpturale siglée printemps-été 2017.
Tout comme le débardeur, le jogging est, à l’origine, un sous-vêtement, un genre caleçon long qui a glissé de la sphère privée à la sphère publique par le biais du sport (la première équipe de rugby de l’université de Yale, aux États-Unis, s’en équipe en 1876), puis, plus tard, de contre-cultures comme le hip-hop. Le visiteur peut apprécier le désopilant clip illustrant la chanson du collectif marseillais IAM, « Je danse le Mia » (1993), réalisé par Michel Gondry. Le débardeur enfin, du verbe « débarder » (« décharger des marchandises »), est, à l’origine, le maillot de corps de l’ouvrier qui a besoin d’avoir les bras à l’air tant il transpire. Sa maille élastique est produite par un étonnant métier à tricoter circulaire. On peut, ici, admirer un débardeur pour vigneron datant des années 1960.
Que le monde de l’art s’empare de ces basiques équivaut, sans doute, à une ultime reconnaissance, qui peut être de deux ordres. D’abord, purement esthétique, tels la Tuta (1919-1921), splendide « bleu-combinaison » géométrique qu’invente l’artiste futuriste Thayaht et qu’il présente comme « l’habit de l’homme moderne », ou, un siècle plus tard, l’élégant Bleu de costume (2016) conçu par Jean-Luc Moulène, subtile allégorie du monde du travail mixant le bleu ouvrier typique et le costume de cadre.
L’autre registre est celui d’une revendication à peine dissimulée. Un cliché montre César dans son atelier en « bleu de chauffe », une manière de dire que la sculpture aussi peut être un dur labeur. Salvador Dalí, lui, enfile des « vigatanes » , ces espadrilles à très longs lacets typiques de Catalogne, affichant à la fois son snobisme pour l’objet originel et son identité catalane. À Juan-les-Pins, en août 1930, Jacques-Henri Lartigue photographie sa « muse », Renée Perle, dans un débardeur immaculé qu’elle porte sans soutien-gorge, histoire d’affirmer haut et fort la libéralisation du corps.
Notons qu’un artiste aura, mieux que d’autres, su humer l’air du temps et sublimé ces habits populaires : le couturier Yves Saint-Laurent, revisitant bleu (salopette JumpSuit, 1975), espadrilles (avec talons compensés, 1980), kilt (jupe plissée en tartan, 1980) et jogging (pantalon en jersey de laine, 1981).
Un regret, toutefois, la présence de documents ou objets anecdotiques (photographies secondaires, vêtements-mobiles, figurine de Super Mario, etc.) affaiblit, parfois, le propos. « L’idée de cette exposition est aussi d’attirer le jeune public, afin de lui donner des référents historiques, notamment sur des vêtements qu’il porte aujourd’hui », souligne Isabelle Crampes. Quitte à laisser la frange de visiteurs plus exigeants sur sa faim ?
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°552 du 2 octobre 2020, avec le titre suivant : L’élégance du bleu de travail