L’Institut du monde arabe-Tourcoing propose une redécouverte du modernisme marocain, un mouvement né à Casablanca dans les années 1960.
Tourcoing (Nord). Comment inventer une modernité artistique marocaine ? Question centrale pour les fondateurs de l’École de Casablanca dans les années 1960-1970, sur fond de préoccupations sociales et politiques. Formés au Maroc et en Europe (Paris, Rome, Madrid), les peintres Farid Belkahia, Mohamed Melehi et Mohamed Chabâa constituent la future « École de Casablanca » : le groupe prend ce nom en 1962 quand Belkahia revient au Maroc et devient directeur de l’École des beaux-arts de la ville.
Au début, le trio reste attaché aux modernités européennes et à leur support principal, la peinture sur toile. En 1967, la rupture est consommée et Mohamed Chabâa peut écrire « la peinture de chevalet et de salon ne nous concerne plus ». C’est dans la culture marocaine traditionnelle que les artistes puisent les éléments qui vont régénérer l’art au Maroc, du point de vue formel (abstraction géométrique) et technique (cuir, métal). Selon Françoise Cohen, directrice de l’Institut du monde arabe (IMA)-Tourcoing, l’École de Casablanca a cherché, plutôt qu’à créer une modernité ex nihilo, à « recréer une continuité avec les arts vernaculaires ». Bijoux berbères, céramiques à motifs géométriques et tapis du Haut Atlas fournissent la matrice de cette modernité : elle s’incarne dans les « vagues colorées » de Melehi, les tableaux en relief de cuir de Belkahia et les compositions pop de Chabâa. Le trio ne s’enferme pas dans une nostalgie passéiste et utilise tous les moyens à sa disposition, comme la peinture au pistolet, les adhésifs plastique et les plaques d’aluminium.
En parallèle de leur activité artistique, les peintres ouvrent à l’École des beaux-arts des ateliers de photographie, d’architecture, de calligraphie, pour un cursus complet où se côtoient arts plastiques et arts graphiques. Les chercheurs Toni Maraini et Bert Flint y créent en outre un cycle d’enseignement en histoire de l’art et publient la revue Maghreb Art (1966-1969) où s’affirme une pensée en action. Parmi ces actions se trouve la célèbre exposition de mai 1969 à Marrakech sur la place Jemaa el-Fna : en réaction à un Salon de peinture organisé par l’État, l’École de Casablanca expose ses œuvres en plein air, au milieu du marché… La chercheuse Maud Houssais y voit « un marqueur »à la fois pour les expositions indépendantes et une reconquête de l’espace public au Maroc. Cette réflexion sur la place de l’art aboutira au festival culturel d’Asilah (au nord du Maroc) fondé en 1978 par Melehi, où la peinture prend la forme de fresques réalisées sur les murs des maisons.
Ces artistes ont donc utilisé « tous les supports possibles », comme le souligne Françoise Cohen, ils ont aussi créé « des agences de graphisme» et ont connu « de longues carrières professionnelles ». Ils ont été beaucoup exposés à l’étranger dans les années 1960-1970, en raison de leur engagement politique : ils défendaient en effet le panarabisme, les Palestiniens, et les pays « non alignés », d’où leur participation à diverses manifestations artistiques de Bagdad à Alger. Ce lien entre art et politique explique sans doute que leur œuvre a été progressivement oubliée, car les idéaux politiques qui la sous-tendaient ont perdu de leur pertinence. Cette modernité marocaine bénéficie aujourd’hui d’un regain d’intérêt. Le Centre Pompidou annonce d’ailleurs une rétrospective « Farid Belkahia » (décédé en 2014) pour novembre 2020.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°541 du 13 mars 2020, avec le titre suivant : L’École de Casablanca, une modernité assumée