Très répandue au XIXe siècle et jusqu’au début du suivant, la tradition du dernier portrait, saisissant le défunt sur son lit de mort, nous apparaît aujourd’hui étrangère, pour ne pas dire repoussante. En évoquant
les différentes figures de
cette pratique culturelle, l’exposition du Musée d’Orsay met en question l’occultation de la mort dans la société contemporaine.
PARIS - En janvier 1996, quelques jours après le décès de François Mitterrand, la publication dans Paris Match de clichés le montrant sur son lit de mort fait scandale. Au-delà de la légitime émotion suscitée par ces photos volées et diffusées sans le consentement de la famille, le plus scandaleux n’était-il pas à nos yeux contemporains ce face-à-face avec la mort, que la société s’emploie à occulter ? Les Totenmasken d’Arnulf Rainer, des photographies de masques mortuaires dévorées par la peinture, donnent à voir ce travail d’occultation. Jugé aujourd’hui macabre, le dernier portrait, réalisé entre le décès et la mise en bière, a pourtant connu au XIXe siècle, voire jusqu’au milieu du XXe siècle, un développement sans précédent, auquel l’invention de la photographie n’est pas étrangère. Imaginée par Emmanuelle Héran, l’exposition du Musée d’Orsay rend compte de cette étrange familiarité avec la mort et en dévoile les ressorts.
C’est dans le masque mortuaire que le genre trouve sa source et plus particulièrement dans les “images feintes” des souverains. Par la suite, le culte des grands hommes alimentera naturellement la pratique. L’empreinte prise par le docteur Antommarchi sur le visage de Napoléon a donné lieu à une pléthore de reproductions et a été déclinée en une large gamme de produits dérivés, jusqu’aux images d’Épinal. Le travail accompli sur le dernier portrait de Victor Hugo apporte une incontestable plus-value esthétique au genre. Douze artistes furent convoqués pour “immortaliser” le grand homme, à commencer par Nadar dont la célèbre photographie à contre-jour, reproduite à la une de L’Illustration, offre une image édifiante à l’idée de la “belle mort”. Quant au masque mortuaire, il est réalisé par Jules Dalou, le grand sculpteur naturaliste. À partir de cette empreinte, il crée un buste, Victor Hugo sur son lit de mort, sur lequel la barbe et les cheveux semblent animés d’un souffle tout romantique. L’art ajoute toujours à la nature.
Le dernier portrait de nombreuses célébrités du XIXe siècle, de Géricault à Gambetta, et du XXe, avec Proust, Gide ou Léon Blum, jalonnent le parcours. Ce n’est pas sans surprise que l’on découvre celui de Jean Cocteau, qu’il avait pris soin de mettre préalablement en scène. Ses traits semblent empreints d’un air malicieux qui contraste avec la figure de momie d’Édith Piaf décédée le même jour que le poète.
Dans une perspective inspirée de la physiognomonie, on peut lire dans les traits du défunt toute son histoire, toutes ses épreuves. Le masque de Géricault, fauché à trente-deux ans, “porte l’empreinte des longues et vives douleurs auxquelles l’artiste succomba”, considère Théophile Thoré, en 1843. Le cas Géricault est exemplaire, car son masque torturé, très largement diffusé, alimente le mythe du peintre maudit, et déforme l’interprétation de son œuvre. Lucide sur ces dérives, Delacroix interdira que son visage soit moulé après sa mort.
L’invention et la banalisation de la photographie allaient donner une nouvelle dimension à cette tradition. Sans rompre avec elle, puisqu’elle peut être considérée comme une empreinte de la réalité, elle confère un surcroît de présence à l’absent. Un monde de fantômes apparaît sur les plaques des daguerréotypes. Ainsi que l’écrit Joëlle Bolloch dans le catalogue, “les photographies post mortem permettent à la fois de confirmer que la personne a réellement existé – ce qui est particulièrement important dans le cas des enfants morts peu de temps après leur naissance ou même des enfants mort-nés – de suppléer la mémoire défaillante pour retrouver les traits de l’être disparu, de partager ce souvenir en contemplant et faisant contempler le portrait et d’accepter la réalité de la mort”. Un malaise étreint le visiteur face à la succession des cadavres, notamment ceux des enfants, et la transfiguration opérée par les peintres (Monet, Gauguin, Seurat, etc.) apporte une salutaire respiration dans cette exposition suffocante. C’est bien de transfiguration qu’il s’agit par exemple dans le portrait émouvant de Louise Vernet sur son lit de mort, peinte en sainte Madeleine par son mari, Paul Delaroche. “Accepter la mort, de toute notre conscience, de toute notre volonté – voilà ce qui peut donner lieu aux grandes œuvres”, estimait Ferdinand Hodler. Jour après jour, de 1914 jusqu’au 25 janvier 1915, il peint les progrès de la maladie chez son amie Valentine Goré-Darel, puis les stigmates de sa longue agonie. Plus de deux cents dessins, gouaches et huiles naissent de cette expérience limite qui l’aide peut-être à “accepter l’inacceptable”. Le jour du décès de Valentine, comme s’il pouvait enfin quitter des yeux sa bien-aimée, il se retourne et peint le Coucher de soleil sur le lac Léman. Par cette bouleversante métaphore, l’artiste montre une certaine forme d’apaisement. La mort est derrière lui.
- LE DERNIER PORTRAIT, jusqu’au 26 mai, Musée d’Orsay, 1 rue de la Légion d’Honneur, 75007 Paris, tél. 01 40 49 48 14, tlj sauf lundi 10h-18h, jeudi jusqu’à 21h45, dimanche 9h-18h. Catalogue, RMN, 240 p., 37 euros.
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Le visage de la mort
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°145 du 22 mars 2002, avec le titre suivant : Le visage de la mort