Les Archives nationales se penchent sur l’histoire d’un siècle de fichage des individus. Avec ou sans consentement.
PARIS - Dans Paris scandale, une pièce jouée fin 1894 dans un café-concert parisien du boulevard de Strasbourg, un photographe tire le portrait d’un professeur, citoyen des plus ordinaires. Dans quel but ? Afin d’alimenter le service anthropométrique de la préfecture de police, section des criminels. « C’est fatal, inéluctable ! Nous aurons votre fiche toute prête », assène le photographe au sujet interloqué. Cette scène burlesque, dont le livret est présenté dans l’exposition, témoigne de l’ancienneté de la pratique du fichage. Et démontre aussi qu’il a toujours suscité interrogations et critiques, et les résistances qui vont avec. En 1931, à Beyrouth, le chef de bataillon qu’est alors Charles de Gaulle, et sa femme, ne présentent pas de photographie d’identité pour obtenir leur passeport.
Avec « Fichés ? », un titre qui frise la provocation dans le contexte politique actuel, cette exposition savante proposée par les Archives nationales, à Paris, fait le point sur une masse de documents normatifs souvent délicats à traiter : celle des kilomètres de fichiers contenant des informations judiciaires et personnelles relatives aux individus. Le temps a pourtant fait le tri. Nombreux sont en effet les fichiers à avoir été sciemment expurgés par les administrations, ou à avoir péri accidentellement par les flammes comme les archives de la préfecture de police de Paris, en 1871 lors de la Semaine sanglante. N’en reste aujourd’hui que quelques albums, parmi lesquels le Registre des courtisanes ou le Registre des images obscènes saisies à Paris par la police des mœurs (1862-1965), compilation de portraits-cartes licencieux accompagnés de brèves notices décrivant les spécialités de chacun.
Marque au fer rouge
Facilité par l’apparition de la photographie qui vient compléter les anciens signalements policiers, le fichage commence à être utilisé pour recenser les criminels dans les années 1850 par la police parisienne. C’est, à l’époque, un progrès : au XVIIIe siècle, les condamnés étaient reconnaissables à leur flétrissure, marque apposée au fer rouge. Le système se généralisera après la Commune, quand des photographes sont envoyés en mission dans les prisons pour prendre des clichés des communards. Cela jusqu’à Adolphe Bertillon. En 1879, le commis aux écritures de la préfecture de police invente l’anthropométrie, système normatif adopté officiellement en 1883 qui établit des fiches à partir de mesures osseuses et de photographies de face et de profil. L’inventeur connaît son heure de gloire en 1892 lorsque le célèbre anarchiste Ravachol est identifié grâce à sa méthode. L’homme se trouve même flatté d’être ainsi photographié : il obtient de Bertillon de poser une seconde fois, quelques jours après que son visage tuméfié par une arrestation musclée eût retrouvé une apparence normale.
L’anecdote n’est pourtant pas toujours au rendez-vous du fichage. Suspects, anarchistes, étrangers, nomades, et plus tard Juifs ou populations coloniales seront placés face à cet objectif étatique. Mais aussi n’importe qui. En 1935 est lancée la grande entreprise du fichier central, lequel, contrairement au fichier criminel, nous est intégralement parvenu malgré ses tribulations. Saisi par les Allemands en 1940, retrouvé par les Soviétiques en 1945, il sera restitué à la France dans les années 1990. Ses millions de documents cartonnés de 8 par 18 cm sont aujourd’hui conservés à Fontainebleau. Au sein de l’exposition, un mur de fiches vient ainsi donner une idée de ce vertige de documents sériels sur lesquels les historiens n’ont pas fini de plancher. Car cette copieuse exposition, fruit de travaux scientifiques qui ne font que débuter, relate aussi en creux un siècle d’histoire politique et sociale. S’y ajoute un autre phénomène, celui de l’« encartement » à tout-va. Ou quand l’individu accepte, de son propre chef, d’être répertorié dans une catégorie définie pour ses loisirs ou ses activités professionnelles. Une tendance qui bat son plein avec le fichage moderne, celui des réseaux sociaux.
Jusqu’au 26 décembre, Archives nationales, hôtel de Soubise, 60, rue des Francs-Bourgeois, 75003 Paris, www.archivesnationales.culture.gouv.fr/anparis, tlj sauf mardi 10h-12h30 et 14h-17h30, samedi et dimanche 14h-17h30. Catalogue, éd. Perrin, 335 p., 28 €, ISBN 978-2-2620-3675-1
Commissariat : Jean-Marc Berlière, professeur émérite à l’université de Bourgogne, chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales ; Pierre Fournié, conservateur général du patrimoine, responsable du département de l’action culturelle et éducative aux Archives nationales
Scénographie : agence Harmatan
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le vertige des fiches
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°356 du 4 novembre 2011, avec le titre suivant : Le vertige des fiches