PARIS
Depuis toujours, les peintres ont cherché à reproduire la nature en deux dimensions. Quintessence de ce graal mimétique, le trompe-l’œil s’illustre dans la perfection de l’exécution, avec subterfuges et autres illusions d’optique, comme le montre l’exposition du Musée Marmottan-Monet, cet automne.
C’est une anecdote presque aussi vieille que l’invention de la peinture. Le plus grand érudit de l’Antiquité, Pline l’Ancien, relate dans sa fameuse Histoire naturelle qu’au tournant des Ve et IVe siècles avant notre ère les deux peintres les plus célèbres de Grèce, Zeuxis et Parrhasios, s’affrontèrent lors d’un défi public resté dans les annales. L’enjeu du pari était de déterminer lequel possédait la meilleure technique et parviendrait à imiter le plus fidèlement la nature. Le récit légendaire, commémoré depuis par des générations d’historiens et d’artistes, raconte que Zeuxis a réalisé une nature morte si réaliste qu’elle dupa son auditoire au-delà de ses espérances. Les raisins reproduits par le peintre auraient été si parfaits que des oiseaux se seraient précipités sur la toile pour essayer de les picorer. Ce récit impose la peinture comme l’art de la mimêsis par excellence, fondement de cette discipline jusqu’à l’époque moderne. Il pose aussi les bases du trompe-l’œil, un genre qui va exciter l’imagination des artistes des siècles durant. S’il est tant prisé des peintres – mais pas uniquement puisqu’il est aussi pratiqué, entre autres, par les céramistes –, c’est qu’il leur permet de faire montre de leur virtuosité et de l’étendue de leurs talents. Cet engouement réside aussi dans sa dimension éminemment ludique. Il s’agit en effet d’un stratagème cherchant à leurrer celui qui regarde en lui faisant croire qu’il admire un objet tridimensionnel alors qu’il est face à une création en deux dimensions.
Subversion de la perception, ce genre est aussi un jeu éminemment intellectuel. Une dimension qui explique l’enthousiasme des peintres de la Renaissance pour cette pratique, qui avait décliné depuis la fin de l’Antiquité. On observe un frémissement dès la fin du Moyen Âge, période où l’on met au point la recette de la peinture à l’huile. Ce nouveau matériau permet d’obtenir des effets de lumière et de matière sans précédent et donc d’imiter avec toujours plus de véracité la nature. À partir du XVe siècle, l’intérêt des artistes et des érudits est dopé également par l’invention de la perspective et plus largement par la fascination pour tous les jeux d’optique qui se font alors jour en peinture, mais aussi dans le mobilier, à l’instar du fameux décor du studiolo (cabinet d’étude) du palais ducal d’Urbino constitué de trompe-l’œil en marqueterie de bois. Les trompe-l’œil font d’ailleurs dès cette époque la joie des amateurs qui créent des cabinets de curiosités. Ce genre traverse ainsi les siècles, avec ses thèmes de prédilection comme les vanités, les trophées de chasse ou encore les grisailles, sans oublier de se réinventer pour répondre aux styles dans l’air du temps. Les XXe et XXIe siècles ont ainsi profondément renouvelé cette pratique en lui insufflant de la dérision, des clins d’œil à l’histoire de l’art et un certain gigantisme. En un sens, les sculpteurs hyperréalistes, dont les œuvres défient les sens, peuvent être vus comme les dignes héritiers de Zeuxis.
Après un désintérêt au Moyen Âge, la nature morte et le trompe-l’œil connaissent un puissant retour en grâce dès le XVe siècle, portés par l’engouement d’une clientèle nouvelle de collectionneurs et d’amateurs pour la représentation illusionniste des objets du quotidien. Les pots à pharmacie, les livres érudits ainsi que la présence d’un bézoard laissent penser que cette peinture aurait pu être présentée dans l’échoppe d’un barbier ou d’un médecin.
Les anecdotes sur l’histoire de la peinture ont durablement influencé les érudits et les artistes qui ont sans cesse rejoué symboliquement ces récits légendaires. Nul doute que quand Nicolas de Largillière peint ces appétissantes grappes de raisin à la fin du XVIIe siècle, il entend rivaliser avec le talent mythique de Zeuxis, le père de la peinture, qui a inventé sans le savoir le trompe-l’œil en croquant des fruits plus vrais que nature.
Genre ambigu, le trompe-l’œil fascine par la virtuosité de l’artiste mais est considéré comme mineur puisqu’il se limite à imiter la nature et non à l’inventer. Rares sont ainsi les peintres à se spécialiser dans ce registre ; à l’exception du Flamand Cornelis Norbertus Gysbrechts qui s’y consacre et le porte à un niveau de perfection inédit au XVIIe siècle. Ses tableaux sont si admirés qu’ils sont commandés par des têtes couronnées pour orner leurs cabinets de curiosités.
Genre honni par la critique mais adoré du public au XIXe siècle, le trompe-l’œil trouve son héraut en Louis Léopold Boilly. Le peintre réinvente cet art avec des subterfuges visuels en donnant, par exemple, l’impression de montrer des objets placés dans un vide-poche. Objets dont les matières sont imitées à la perfection, du métal à la goutte de colle en passant par le verre et la plume. L’artiste glisse aussi des clins d’œil savoureux comme sa carte de visite et son autoportrait.
Quel artiste tenterait de dissimuler son œuvre ? Sans doute le facétieux Jean-Étienne Liotard. L’un des plus grands portraitistes du siècle des Lumières offre un tableau inattendu en cachant la moitié de sa prestigieuse effigie sous un carton à dessins factice. Le public est ainsi fasciné par la maîtrise technique du peintre, notamment sa virtuosité à imiter le bois et la céramique, et curieux de voir le portrait dans son intégralité.
Non seulement le trompe-l’œil ne disparaît pas à l’époque contemporaine, mais il prend au XXe siècle un tournant stimulant et inattendu. Des peintres investissent ce genre afin de questionner avec humour la production de leurs confrères. Ainsi d’Henri Cadiou qui pastiche Lucio Fontana, se moquant notamment de ses célèbres tableaux lacérés, en les imitant en deux dimensions tout en exhibant une lame de rasoir à la manière d’une arme de crime.
L’après-guerre marque un profond renouveau du genre porté par les artistes baptisé « Trompe-l’œil / Réalité ». Ce groupe cimenté autour de Pierre Cadiou et de Pierre Ducordeau produit des œuvres qui rappellent l’esthétique surréaliste et convoquent les codes de l’histoire de l’art et des musées. Avec son cadre vide, sa marie-louise et son carton, ce tableau évoque fidèlement les fantômes générés par le déplacement d’œuvres lors d’une exposition.
Dans la famille des trompe-l’œil, on distingue un genre qui fit florès sous l’Ancien Régime : le quodlibet. Cette locution latine signifiant « ce qu’il vous plaît » désigne une composition au désordre organisé mêlant des lettres, des dessins, des peintures, des gravures, des instruments mais aussi des sceaux et des reliefs. Ce fouillis artistique qui permettait au peintre de faire étalage de ses facultés à imiter tous types de matériaux renfermait souvent un rébus.
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Le trompe-l’œil défie la perception
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°779 du 1 octobre 2024, avec le titre suivant : Le trompe-l’œil défie la perception