Don Cameron, jeune critique d’art et commissaire d’expositions, a pour ambition de démontrer, avec son exposition "Le cuit et le cru" au Centre Reina Sofia de Madrid, que l’internationalisation du langage artistique n’a pas succédé à l’abolition des frontières culturelles.
MADRID - Don Cameron, pour l’exposition qu’il organise au Centre Reina Sofia de Madrid, a choisi pour titre "Le cuit et le cru", permutant ainsi, avec quelque ironie, le titre de l’ouvrage de Claude Lévi-Strauss. L’exposition s’attache à définir les courants artistiques des États-Unis et propose un panorama mondial, selon une conception proche du "nomadisme" d’Achille Bonito Oliva.
Dix artistes, parmi les cinquante-quatre peintres retenus, ont participé à "Aperto 93", lors de la Biennale de Venise. On découvre les œuvres de Fernandez-Diez, Renée Green, Ransangela Renno, Doris Salcedo, Julia Scher, Kiki Smith, Rirkrit Tiravanja, Sue Williams et de Jimmie Durham, découvert à la Documenta 92 ainsi que des artistes de tendance néoconceptuelle ou miniminaliste tels que Gary Hill et ses vidéos, Wim Delvoye et ses objets décorés, le groupe russe des Medical Hermeneutics, leur compatriote Kopistianski, le Japonais Yasuma Morimura, les Français Pierre et Gilles, et Vong Phaophanit, lauréat du prix Turner.
La critique et le marché de l’art se sont récemment intéressés aux représentants de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud, ce qui explique la présence d’artistes pratiquement inconnus en Europe, comme le Chilien Juan Davila, les Cubains Kcho et le Brésilien Mereiles. Deux artistes sont originaires du continent africain, Kingelez et Nhnetchopa.
Le catalogue, présenté comme "un manuel de l’art contemporain", comprend des textes de Cameron et des études de Jerry Salz sur "la métamorphose de la conception de l’art américain", ou de Jean Fischer sur "l’impossible réconciliation entre les pays colonisateurs et les pays colonisés".
Ce panorama des jeunes artistes contemporains, qui comble le vide laissé par la suppression d’"Aperto" lors de la prochaine Biennale de Venise, a attiré l’attention de nombreux musées. L’exposition sera accueillie aux Deichtorhallen de Hambourg, au Moderna Museet de Stockholm, au Museum of Contemporary Art de Los Angeles et au Museum of Modern Art de San Francisco.
Sur quels concepts vous êtes-vous fondé pour organiser cette exposition ?
Don Cameron : Plutôt que de proposer des thèmes qui suscitent de nouvelles polémiques, j’ai voulu présenter un modèle idéal de l’expérience de l’art et rendre sensible l’existence de nombreux courants de pensées. Toutefois, l’idée centrale repose sur une approche anthropologique de la tradition et de ses origines, qui m’a été inspirée par l’étude de l’œuvre de nombreux artistes contemporains. De nos jours, beaucoup d’artistes semblent intéressés par la manipulation de contenus culturels déjà présents dans leur tradition, et ils l’utilisent comme une sorte d’identité intérieure à laquelle ils se confrontent. C’est par rapport à cette référence à la tradition que l’allusion au titre de Claude Lévi-Strauss prend tout son sens.
À propos de l’exposition, vous avez parlé "d’identités culturelles très spécifiques", bien que l’art se situe aujourd’hui dans un système "transculturel". Dans quelle mesure cette thèse se différencie-t-elle du "nomadisme" culturel défini dans les années 1980 par Achille Bonito Oliva ?
Je pense que le "transculturalisme" représente l’avenir de l’art contemporain. J’estime qu’aujourd’hui l’art apprend à franchir de nouvelles frontières : celles qui séparent les musées de la culture populaire, les médias traditionnels, de l’ère des autoroutes de l’information. En parlant de "nomadisme", Bonito Oliva voulait souligner la situation existant dans certains pays à tradition culturelle forte, comme l’Italie, car il la considérait comme annonciatrice de possibilités internationales.
L’idée qui sous-tend "Le cuit et le cru" est la suivante : l’art est un langage, mais les cultures sont plus que jamais locales. Ceci n’est pas contradictoire avec le "nomadisme", luxe permis à un très petit nombre d’hommes, mais la loi de la coexistence simultanée – grâce à laquelle, indépendamment des distances qui les séparent, les artistes sont toujours informés des réalisations de leurs confrères – propose une meilleure représentation du monde contemporain.
Selon quels critères avez-vous choisi les artistes ?
J’ai voulu donner le maximum d’importance au concept de localisation, tout en mettant en évidence la continuité des positions d’avant-garde. Je me suis intéressé à des artistes qui, tout en utilisant des situations ou des matériaux locaux, sont loin d’exprimer une vision traditionnelle et défendent au contraire une identité culturelle qui leur permet de dépasser le contexte national.
Je tiens à préciser que certains pays sont moins bien représentés que dans les grandes expositions internationales. Vous ne trouverez qu’un seul Français, trois Russes, aucun Autrichien mais deux Chiliens.
J’ai voulu inverser les proportions observées, par exemple à Documenta, où les artistes des pays qui jouent un rôle moins important, sont relégués au second plan. J’ai appris que la nouvelle directrice de la Documenta, Catherine David, adopterait sans doute des critères voisins des miens pour la prochaine édition. Par contre, pour des pays tels que les États-Unis, l’Angleterre et l’Allemagne, où les thèmes de l’identité culturelle se trouvent depuis longtemps au cœur des débats artistiques, j’ai invité de nombreux artistes.
Quels changements sont intervenus dans l’art international entre votre exposition "Jardin sauvage" (1991) et "Le cuit et le cru" ?
Il semble que l’effondrement du marché durant les années quatre-vingt ait eu un effet remarquable sur l’attente du public. Je pense qu’en Europe occidentale comme en Amérique du Nord, on s’intéresse davantage aujourd’hui à la médiation qu’à la production de l’art. La question "Qui sommes-nous ?" a volé en éclats et n’est plus qu’un prétexte. Tout ceci signifie pour moi que nous vivons une période particulièrement agitée et incertaine de l’histoire.
"Le cuit et le cru", jusqu’au 6 mars 1995.
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"Le "transculturalisme" est l’avenir de l’art contemporain"
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°10 du 1 janvier 1995, avec le titre suivant : "Le "transculturalisme" est l’avenir de l’art contemporain"