PARIS
Le Berlinois d’origine ne fut pas qu’un célèbre photographe de mode. La rétrospective au Musée d’art et d’histoire du judaïsme revient sur les différentes facettes de l’œuvre, notamment sur ces années parisiennes qui le virent devenir photographe professionnel.
« Au printemps 1935, le destin fit entrer dans mon magasin de sacs moribond une Parisienne aux yeux clairs et aux cheveux blonds. Elle était en voyage de noces. Ayant vu les photos high-key de ma vitrine, elle voulait que je lui tire le portrait. Geneviève était la fille du peintre Georges Rouault, elle était dentiste et me promettait d’afficher mes photos dans sa salle d’attente, avenue de l’Opéra. J’entrevoyais, enthousiaste, des paradis futurs et je nommai ma sainte Geneviève ambassadrice de mes intérêts à Paris. Je me voyais déjà, avec mon penchant pour l’alchimie, la magie noire, le cyanure de potassium et le non-sens métaphysique associé aux compétences particulières acquises chez M. & S. et chez les frères Gerzon, faire la conquête de la Ville Lumière comme photographe de mode », raconte Erwin Blumenfeld dans son autobiographie Jadis et Daguerre. Au printemps 1935, Blumenfeld a 38 ans. Il vit depuis douze ans à Amsterdam avec trois enfants à charge. Sa boutique de maroquinerie est au bord de la faillite. Son fournisseur de marchandises, basé à Berlin, ne peut plus l’approvisionner à la suite des lois antijuives en Allemagne. Il n’est pas encore le célèbre photographe de mode auquel les grands magazines américains feront appel, mais il s’apprête, une nouvelle fois, à changer radicalement de vie, comme le raconte si bien la rétrospective au Musée d’art et d’histoire du judaïsme. L’installation à Paris fut courte, de 1935 à 1939, mais la capitale fut le cadre de ses premières années en tant que photographe, avant que la guerre ne bouleverse sa vie professionnelle et familiale.
« Né à Berlin, au sein d’une famille bourgeoise juive commerçante et imprégnée de culture germanique, mon grand-père a partagé les tribulation et désillusions des juifs allemands de son époque », raconte sa petite-fille, Nadia Blumenfeld-Charbit, co-commissaire de l’exposition. « Sa décision de quitter l’Allemagne en 1918 pour rejoindre aux Pays-Bas sa fiancée, la Hollandaise Lena Citroen, cousine de son ami d’enfance Paul Citroen, a marqué la fin de ses années de jeunesse berlinoise, déterminantes sur bien des plans. » Familiaux d’abord. À 16 ans, Blumenfeld a dû interrompre ses études au lycée pour devenir apprenti dans un magasin de confection pour dames, afin de subvenir aux besoins de la famille après le décès de son père et la faillite de son entreprise de confection. L’enfance protégée en plein cœur de Berlin prenait fin, mais pas son amitié avec le futur peintre et photographe néerlandais Paul Citroen, rencontré sur les bancs de l’école, ni leurs soirées dans les cafés, les galeries et les théâtres, épicentres du Berlin intellectuel et artistique du début du siècle, où Blumenfeld noue des liens avec des dadaïstes. Peinture, littérature et poésie de son époque imprègnent le jeune garçon, qui écrira toute sa vie. La photographie l’attire par les explorations qu’elle permet, mais n’a pas encore pris la place qu’elle prendra progressivement aux Pays-Bas. L’itinéraire, qui s’amorce à Amsterdam à l’automne 1918, trouve ses origines dans une série d’événements successifs à partir de la rencontre d’Erwin avec Lena Citroen à Berlin, son appel sous les drapeaux, son désir de désertion et la mort de son frère sur le front. Il rime dès les premières années avec peintures, collages, photomontages, correspondances avec Tristan Tzara et création avec Paul Citroen d’une cellule dada. L’échec de leur tentative de gagner leur vie en vendant des œuvres de l’avant-garde n’a pas entamé sa belle énergie. Le mariage avec Lena, la naissance de leurs trois enfants et l’ouverture d’une boutique de maroquinerie en 1923, grâce à un héritage, forment le cadre d’une vie connectée à l’avant-garde artistique européenne. C’est la découverte d’une chambre noire dans de nouveaux locaux trouvés pour sa boutique qui lui fait reprendre ses expérimentations en photo et réaliser les premiers portraits de ses clientes qu’il expose en vitrine. Portraits ou nus solarisés ou en surimpression montrent son intérêt pour ces techniques de tirage et la prise de vue dans ses plongées, contre-plongées ou gros plan audacieux, l’influence de la Nouvelle Vision et du surréalisme dans la prise de vue. Le galeriste Carel Van Lier l’expose. L’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933 lui inspire une série de photomontages prémonitoires de l’horreur à venir. « Plus qu’à quiconque, je dois reconnaissance au Führer Schicklgruber [patronyme de la grand-mère d’Hitler, NDLR]. Sans lui, je me serais enfoncé dans le marécage hollandais ; sans lui, je n’aurais pas eu le courage de devenir photographe », écrit Blumenfeld dans son autobiographie. L’ouverture d’un studio photo après la faillite de sa boutique en 1935 et la rencontre avec Geneviève Rouault ont été un premier pas dans ce sens. Le courrier de la fille du peintre lui annonçant « que dix-neuf commandes l’attendent » à Paris l’encourage à s’installer en France.
« Ma carrière parisienne débuta en janvier 1936 à l’Hôtel Celtic, rue d’Odessa, dans une mansarde, chambre n° 69 au sixième », écrit Blumenfeld. « Ce que je voulais vraiment : ÊTRE PHOTOGRAPHE EN SOI, l’art pour l’art, un monde nouveau que le juif américain Man Ray venait de découvrir de manière triomphale. Cela me permettrait-il de nourrir tant bien que mal une famille ? C’était là une autre question. » Bien que difficiles financièrement, les mois qui suivent l’encouragèrent dans cette voie. « Geneviève Rouault l’introduit dans le milieu de l’art », raconte Nadia Blumenfeld-Charbit. « Il bénéficie en mars 1936 d’une première exposition de ses photos hollandaises et de portraits parisiens à la Galerie Billiet-Pierre Vorms et partage l’atelier d’un autre photographe, Luigi Diaz. Sa première séance rémunérée, une publicité pour la marque Monsavon, lui permet de faire venir sa famille à l’été 1936. Les commandes s’enchaînent, ainsi que des rencontres déterminantes avec le directeur de journaux Lucien Vogel et le critique d’art et éditeur Tériade ; ses images sont publiées dans Verve, Votre Beauté, Coronet, Paris Magazine, Arts et métiers graphiques, L’Amour de l’art, XXe siècle… » Blumenfeld devient très vite un photographe très prisé. Il excelle dans tous les genres, comme le montre la rétrospective du Musée d’art et d’histoire du judaïsme avec, entre autres, des séries de photographies réalisées au Musée de l’homme et sur les cathédrales. Les portraits qu’il réalise de l’anthropologue Henri Lehmann, de Michel Leiris ou de Georges Henri Rivière, comme les photographies de sculptures de Matisse, témoignent de leur côté l’intérêt qu’il porte aux personnalités du monde de la culture, des lettres ou des arts plastiques, plus qu’à celles du monde de la photographie. On ne retrouve aucune trace de rencontre avec Man Ray. Pourtant, les expérimentations photographiques qu’il a développées à Amsterdam, il les poursuit pour explorer d’autres types de prises de vues, de solarisation, de surexposition donnant du mystère, de l’étrange, au visage, au corps nu photographié.
Corps enveloppé d’un voile mouillé ou se reflétant dans un miroir, portrait derrière un miroir dépoli ou solarisé et entaillé par une bande photo de ce même visage intercalée au niveau du nez : il excelle dans les manipulations sophistiquées. « Blumenfeld a pour objectif de rompre avec la fonction première de la photographie – la simple reproduction du réel – pour entrer dans le champ de l’art, et du surréalisme en particulier, avec une complexité de moyens restée inégalée dans l’histoire du médium », relève l’historienne de l’art Emmanuelle de l’Écotais dans le catalogue. « Lorsque Cecil Beaton lui confie qu’il ne développe plus ses images, Blumenfeld, horrifié, lui répond que la photographie, c’est le travail après la prise de vue », rapporte Nadia Blumenfeld-Charbit. La rencontre avec le célèbre photographe britannique n’en a pas été moins déterminante dans sa carrière de photographe de mode. C’est ce dernier qui l’introduit en effet auprès de Michel de Brunhoff, directeur de Vogue Paris. Une collaboration s’entame en 1938, marquée par une série de photographies prises en 1939 sur la tour Eiffel, avant qu’il ne décide « d’aller tenter [sa] chance » chez Harper’s Bazaar. « La meilleure décision de toute ma vie », écrit-il dans Jadis et Daguerre. Parutions dans Life et commandes pour photographier à Paris les collections d’automne augurent de nouveaux horizons. « Life m’avait présenté au monde entier comme top photographer, j’avais remporté des succès dans le bain de vapeur new-yorkais et voulais désormais vivre comme un coq en pâte et comme Dieu en France. Enfin, après des années de bohème, déménageant quelques valises dans des chambres meublées hideuses, il m’était permis de songer à m’installer convenablement. Rue de Verneuil, dans le faubourg Saint-Germain […], à condition que la paix perdure. » La déclaration de guerre mit un terme à cette perspective. Départ de la capitale pour rejoindre son épouse et ses enfants dans le Morvan, enregistrement comme engagé volontaire et internements successifs dans des centres de rassemblement d’étrangers avant d’obtenir un visa d’entrée aux États-Unis pour sa famille, en 1941, via Casablanca : autant d’épreuves traversées qui marquent la fin définitive d’une époque que l’arrivée à New York, le 10 août, la reprise du travail pour Harper’s Bazaar et l’installation définitive outre-Atlantique scellèrent pour Blumenfeld, dont les photographies de mode en couleurs consolidèrent la célébrité. Et ce, sans aucune velléité de retour en France.
L’exposition
En 2013, la rétrospective proposée par le Jeu de paume couvrait, pour la première fois, les multiples facettes de l’œuvre depuis la fin des années 1910 jusqu’aux années 1960. Neuf ans plus tard, la nouvelle lecture proposée par le Musée d’art et d’histoire du judaïsme se révèle plus intime, plus introspective. D’abord, par l’approche de son itinéraire personnel et artistique, via ses tribulations de Berlin à Amsterdam, puis à Paris, pour s’arrêter en 1950, soit aux années américaines. Ensuite, par les archives familiales, séries et photographies inédites, particulièrement nombreuses sur toutes les périodes exposées, comme ce voyage à Arles sur les traces de Van Gogh, en 1928, qui l’amène à photographier des gitans venus en pèlerinage au Saintes-Maries-de-la Mer, dans une démarche documentaire qui, près d’un siècle plus tard, n’a pas perdu son souffle, mais qui reste une exception dans le parcours artistique.
Christine Coste
« Les tribulations d’Erwin Blumenfeld, 1930-1950 »,
jusqu’au 5 mars 2023. Musée d’art et d’histoire du judaïsme, 71, rue du Temple, Paris-3e. Mardi, jeudi et vendredi de 11 h à 18 h ; mercredi de 11 h à 21 h ; samedi et dimanche de 10 h à 19 h. Tarifs : 10 et 7 €. Commissaires : Paul Salmona, Nadia Blumenfeld-Charbit et Nicolas Feuillie. www.mahj.org
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Le tournant parisien d’Erwin Blumenfeld
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°759 du 1 novembre 2022, avec le titre suivant : Le tournant parisien d’Erwin Blumenfeld