Art contemporain

Le théâtre du monde de Chagall

Par Virginie Duchesne · L'ŒIL

Le 25 août 2015 - 1157 mots

Longtemps demeuré caché, l’exceptionnel décor de Marc Chagall réalisé en 1921 pour le théâtre juif de Moscou, et conservé en Russie, est actuellement présenté au Grimaldi Forum à Monaco avant de prendre la direction de Paris, où il sera exposé au Musée de la musique en octobre prochain dans l’exposition «Â Chagall, le triomphe de la musique ».

Le décor est à Chagall ce que Guernica est à Picasso. » C’est ainsi que Jean-Louis Prat, commissaire de l’exposition « De Chagall à Malevitch » au Forum Grimaldi à Monaco parle de cet ensemble impressionnant composé de sept panneaux dont le principal mesure trois mètres sur huit. L’histoire de l’œuvre depuis sa création en 1921 n’a fait qu’accentuer son caractère exceptionnel puisqu’elle fut conservée dans les réserves de la Galerie Tretiakov à Moscou pendant près de quarante ans. Marc Chagall lui-même ne la revit qu’en 1973 lors de son premier retour en URSS depuis 1922. Il profita de ce voyage pour signer la toile, en repensant probablement à cette période faste dans sa Russie natale, avant son exil définitif.

Car, en 1918, de retour dans sa ville de Vitebsk après avoir côtoyé l’avant-garde parisienne, l’artiste est nommé commissaire des beaux-arts et fonde l’école d’art de la ville. Il organise expositions et fêtes pour mettre l’art à la disposition de tous. Chagall jouit alors d’une grande notoriété même s’il est « reconnu sans être compris », remarque son ami et critique d’art Abram Efros. Celui-ci l’invite en 1920 à réaliser les décors du théâtre juif de Karmeny à Moscou : « La scène juive avait besoin du plus contemporain, du plus original et du plus difficile des artistes. J’ai nommé Chagall. » Ce n’est pas la première expérience de décorateur pour l’artiste qui a travaillé sur plusieurs scénographies pour la troupe Teresvat de Vitebsk. Mais au théâtre juif, son projet prend une tout autre ambition. En plus des sept panneaux disposés tout autour de la salle de quatre-vingt-dix places, il réalise également le rideau de scène et la peinture au plafond, tous les deux perdus aujourd’hui, entraînant le spectateur au cœur de la représentation dans une énergie tourbillonnante. « Après avoir achevé le travail, je pensais que, comme promis, il serait exposé publiquement […] pour donner à tous ceux qui le souhaitent la possibilité de voir ces œuvres. » La requête de Chagall auprès de la direction du théâtre en 1921 est, près d’un siècle plus tard, exaucée.

1 Le peintre en scène
En costume jaune orangé, le peintre s’est représenté avec sa palette d’où est sortie cette ronde joyeuse, dansante et colorée de personnages : musiciens, spectateurs, danseurs, acrobates et quelques membres du théâtre juif. L’homme au costume noir qui porte Chagall dans cette farandole est le critique d’art Abram Efros, rattaché au ministère de la Culture, qui lui a proposé ce projet de décor. Ils se dirigent ensemble vers le metteur en scène Granovski et les acteurs Krachinski, l’homme de petite taille tenant un verre à la main, et Solomon Mikhoëls, les jambes lancées comme dans un saut. Celui-ci reprend la direction du théâtre en 1929 à la suite de Granovski qui s’est enfui du pays à l’occasion d’une tournée en Europe. Il est assassiné en 1948 et son successeur fusillé quelques mois plus tard. L’étau stalinien s’est resserré et le théâtre est définitivement fermé en 1949. Le décor de Chagall est arraché, caché à la Galerie Tretiakov et retiré de la liste d’inventaire des biens de l’établissement. Il disparaît du monde jusqu’à la fin des années 1980.

2 Le coq et le poisson
Tout le bestiaire de Chagall semble ici réuni. Pas moins de douze animaux, vert franc ou simplement dessinés, cohabitent avec les hommes. Cette harmonie parfaite entre le réel et l’imaginaire, les éléments du rêve et du quotidien, chère à Chagall, trouve pour lui son expression idéale dans le théâtre, l’artiste s’opposant strictement à la conception naturaliste en vigueur à l’époque. À gauche, le coq chevauché par un homme et le poisson qu’il tient dans son bec sont deux animaux issus des sources privilégiées du peintre : la Bible d’une part et la tradition juive d’autre part qui fait d’eux des symboles de virilité et de féminité. L’autre source de ce bestiaire sont les images populaires russes qui diffusaient sous forme d’illustrations des contes et des légendes traditionnels dans lesquels les animaux avaient des rôles privilégiés. Un de ces loubki du XVIIIe siècle s’intitule justement La Cavalière sur une poule.

3 La musique juive
C’est à une noce juive que nous convie ici Chagall, comme l’indique l’un des sept panneaux de l’ensemble du décor intitulé Le Repas de noce. Sur quatre autres verticaux, tous les personnages de la fête sont conviés : la marieuse représente la danse ; le badha, chanteur ambulant, est le théâtre ; le sofer, copiste de la Torah, est la littérature et le violoniste est la musique. Celle-ci est au cœur du panneau principal avec la ronde des trois musiciens au centre, dont un violoniste. Il est accompagné par deux autres aux extrémités, par un violon flottant dans le demi-cercle rouge pâle sous lui, par les deux femmes au tambourin et à la harpe… Le son entoure littéralement les trois acrobates dont l’un porte sur la tête un tefiline, petit cube noir porté lors des prières par les hommes juifs. Cette union de la danse et de la musique évoque en effet le hassidisme, courant ultra-orthodoxe de la religion juive, en apparence sévère, mais qui invite par ce biais à une communion joyeuse avec Dieu.

4 Cubisme, fauvisme et suprématisme
La collaboration entre Malevitch et Chagall à l’école d’art de Vitebsk en 1919 tourne court. De violents différends poussent le second à partir à Moscou et à honorer le projet de décor de théâtre. Par hommage ou ironie, il y cite pourtant le suprématisme de Malevitch dans ce grand rectangle noir qui divise la composition ou dans le carré flottant dans le panneau La Musique. Car ce qui fait de cette œuvre un ensemble exceptionnel, c’est l’assimilation des leçons des avant-gardes opérées par Chagall. Il emprunte l’audace chromatique au fauvisme qu’il découvre lors de son séjour à Paris entre 1910 à 1914, tout en modulant l’expression des émotions par des couleurs pastel. Il reprend la géométrie des toiles de ses amis Delaunay pour accéder à l’expression de sa propre « surréalité » et structurer un espace onirique où flottent ses personnages, dont certains portent des costumes aux lignes cubistes. Car, dans sa grande liberté artistique, Chagall ne renoncera jamais à la figuration tout en s’appropriant savamment l’abstraction. Même le plus suprématiste des panneaux de ce décor intitulé L’Amour en scène dévoile un couple enlacé dans l’une des plus belles manifestations du sentiment amoureux peintes par l’artiste.

Repères

7 juillet 1887
Naissance à Liozna, près de Vitebsk (Biélorussie)

1916
Reçoit la commande de la scénographie d’une miniature scénique pour le cabaret artistique La Halte des comédiens

1919
Collabore avec le théâtre Terevsat

1921
Réalise les décors du théâtre juif de Karmeny à Moscou

28 mars 1985
Chagall décède à Saint-Paul-de-Vence

« De Chagall à Malevitch, la révolution des avant-gardes  »
jusqu’au 6 septembre 2015. Forum Grimaldi, Monaco. Tous les jours de 10 h à 20 h, le jeudi jusqu’à 22 h.
Tarifs : 10 et 8 €.
Commissaire : Jean-Louis Prat.
www.grimaldiforum.com

« Chagall, le triomphe de la musique  »
du 13 octobre au 31 janvier 2016. Musée de la musique, Paris-19e.
Commissaires : Ambre Gauthier et Mikhail Rudy. www.philharmoniedeparis.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°682 du 1 septembre 2015, avec le titre suivant : Le théâtre du monde de Chagall

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