A Bâle, Barcelone et Vienne

Le surréalisme, un filon à expositions ?

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 20 décembre 2011 - 1869 mots

Le mouvement fondé par André Breton dans les années 1920 n’en finit pas de créer l’événement à travers la programmation de grandes expositions populaires. Mais que reste-t-il à dire sur le surréalisme ?

Pas moins de trois grandes expositions mettent à l’honneur, actuellement en Europe, le surréalisme et ses artistes : Miró à Barcelone [lire L’œil n° 641], Magritte à l’Albertina de Vienne [lire p. 99] et « Le surréalisme à Paris » à la Fondation Beyeler de Bâle, que l’on retrouvera en mars aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique à Bruxelles. Parallèlement, les institutions continuent de redécouvrir des artistes affiliés au mouvement, comme Gérard Vulliamy qu’expose aujourd’hui le Musée de Besançon.

Pourtant, certaines expositions pouvaient laisser penser que l’on n’avait plus rien à apprendre du surréalisme. Et pour cause, les plus grandes institutions, Centre Pompidou en tête, lui ont dédié leur programmation, comme « La subversion des images », opus raisonné récemment consacré à la photographie surréaliste à Paris. Pour en avoir le cœur net, L’œil a rencontré Didier Ottinger, conservateur au Centre Pompidou, commissaire cette année de l’exposition « Surrealism, the Poetry of Dreams » (« Surréalisme, la poésie des rêves »), construite à partir du fonds du Musée national d’art moderne – le plus important au monde – pour le Queensland Museum de Brisbane en Australie, et auteur d’un ouvrage de synthèse qui vient de paraître dans une nouvelle collection du Centre Pompidou [Surréalisme, Éditions du Centre Pompidou, 11,90 euros].

L’œil : Didier Ottinger, les sentiers du surréalisme ne sont-ils pas définitivement battus ?
Didier Ottinger : Battus, certes, et, en même temps, d’autres domaines sont restés complètement en friche. C’est très surprenant. Lorsque l’on parle de surréalisme, et ce depuis plusieurs décennies, on considère essentiellement la période dite « héroïque », comprise entre 1924 et le départ des surréalistes pour les États-Unis avant la Seconde Guerre mondiale. Ce que l’on semble redécouvrir aujourd’hui, c’est l’activité qui a été foisonnante et très internationale dans la période qui a suivi la fin de la guerre. Il y a un champ entier de découvertes à faire.

Je prépare pour fin 2013, au Centre Pompidou, en collaboration avec le Musée Hirshhorn de Washington, une exposition sur un sujet qui peut sembler évident et qui, pourtant, n’a jamais été réellement traité – ce qui révèle à quel point il reste des thèmes fondamentaux à explorer dans la longue histoire du surréalisme –, celui de la question surréaliste de la sculpture et, plus précisément, du passage au monde concret de la troisième dimension. L’exposition pourrait être intitulée « La sculpture au défi », un titre qui paraphrase celui de l’exposition conçue par Aragon en 1930 pour la Galerie Goemans alors nommée « La peinture au défi ».

L’œil : Dès lors, comment aborder le surréalisme ?
D. O. : On peut, par exemple, relire le ready-made à la lumière du poème-objet et constater qu’un ready-made n’est pas un objet simplement déplacé d’un endroit à un autre, comme on le considère trop facilement, mais un objet auquel a été ajouté un texte et ce, dès le fameux Hérisson (porte-bouteilles) créé par Marcel Duchamp en 1914. Ce ready-made avait été doté d’une phrase inscrite à l’intérieur de son anneau inférieur. Voilà une histoire fabuleuse qui n’a pas été écrite, tout comme celle des mannequins, dont la fortune surréaliste est considérable. De nombreuses questions également importantes pour le surréalisme n’ont pas encore suscité une grande exposition synthétique, celle que nous consacrerons à l’objet démontrera, je l’espère, qu’une telle relecture peut s’avérer à la fois actuelle et passionnante. L’objet surréaliste a une telle postérité, il est d’une telle actualité.
Le surréalisme semble connu, mais ce que l’on en retient généralement, c’est son histoire mythologique, une forme de « légende dorée » qu’ont contribué à divulguer les fantaisies de Salvador Dalí, la philosophie appliquée de Magritte, le côté « père Fouettard » de Breton. Avec ces images d’Épinal, on est loin d’avoir fait le tour du surréalisme. Heureusement, d’ailleurs !

L’œil : Exposer le surréalisme, est-ce synonyme de succès ? Le mouvement semble en effet très populaire…
D. O. : Le surréalisme s’est graduellement imposé comme le mouvement le plus populaire après l’impressionnisme. Cette situation s’explique par la nature de ce mouvement, lui-même préoccupé par la culture populaire. Les grandes figures du surréalisme sont, au fil du temps, devenues aussi connues du grand public que Monet ou Sisley. Les œuvres de Dalí, Magritte ou Miró sont reproduites, déclinées à l’infini.

L’attention particulière que nous portons au surréalisme au Centre Pompidou se justifie par l’empreinte extraordinaire du mouvement dans la collection du musée. Cet intérêt est en phase avec l’évolution de l’historiographie du XXe siècle. Après une longue période de refoulement, on constate aujourd’hui que le surréalisme est partout. Le grand modèle d’une histoire de l’art moderne « à l’américaine », tel qu’établi par le Musée d’art moderne de New York, a longtemps marginalisé le surréalisme. Le Musée national d’art moderne français, en disciple zélé du MoMA, a refoulé sa propre histoire qui se confond pourtant avec celle du surréalisme. L’intérêt contemporain pour ce mouvement est le fruit d’une redécouverte récente, qui peut être datée du milieu des années 1970, soit d’un moment « postmoderne » qui réhabilite sens, narration, pulsion, mais aussi dimension politique de l’art.

L’œil : Quelles seraient les résurgences possibles du surréalisme ?
D. O. : Le surréalisme et ses valeurs font l’objet d’un regain d’intérêt outre-Atlantique à la fin des années 1950, dans la mouvance du néodadaïsme d’un Robert Rauschenberg, ou d’un Jasper Johns, dont les œuvres apparaissent de manière significative en France dans le cadre de manifestations surréalistes (le Bed de Robert Rauschenberg est présenté dans l’exposition « Eros » en 1959). La redécouverte de Magritte dans les années 1960 est également fondamentale. Son influence sur la scène californienne (de Ruscha à Shaw) est indéniable. Joseph Kosuth a imaginé l’art conceptuel en ayant présente à l’esprit la fascination qu’exerçait sur lui l’art des mots de Magritte.

Pour témoigner de la postérité encore actuelle du surréalisme, l’exposition que je prépare pour 2013 sera ponctuée de contrepoints contemporains, d’œuvres qui montrent comment les thèses du surréalisme sont aujourd’hui totalement digérées, intégrées au vocabulaire, à la réflexion des artistes d’aujourd’hui. Je projette d’exposer des œuvres de Robert Gober, Louise Bourgeois, des homards de Jeff Koons, des mannequins de Paul McCarthy, des photographies de Cindy Sherman, d’autres œuvres encore de Matthew Barney, Mona Hatoum, etc.

L’œil : Et dans les pratiques plus contemporaines ?
D. O. : En détaillant la programmation du Nouveau Festival du Centre Pompidou que prépare Bernard Blistène, j’ai été frappé par les grands axes de la manifestation qui aura lieu au printemps prochain : le mannequin, l’ésotérisme, les fantômes. Une véritable démonstration de l’actualité des questions explorées en son temps par le surréalisme ! Les mannequins, la ventriloquie, les voix d’outre-tombe, les tables tournantes, cet ésotérisme un peu bizarroïde qu’on a beaucoup vu ces derniers temps au Palais de Tokyo, tout cela est proprement surréaliste. On ne parle plus que de fantômes, d’apparitions, de zombies, mais au premier degré, sans l’arrière-plan encore positiviste qui animait les surréalistes, quoi qu’on ait pu en dire, enfants de la science triomphante et du progrès. Dans leur iconographie, leur esthétique, nombre de pratiques contemporaines sont totalement nourries, innervées par le surréalisme, pas toujours de la façon la plus consciente.

L’œil : Nous n’en avons donc pas fini avec le surréalisme ?
D. O. : Le cadavre du surréalisme bouge encore ! L’histoire n’est pas close, et l’on est loin d’en avoir écrit le sens définitif ! Une caractéristique qui rend le surréalisme très actuel est son anticipation d’une scène globalisée. Le surréalisme a voulu témoigner d’une création qu’il croyait universelle dans l’espace comme dans le temps. Le mouvement avait des surgeons un peu partout. Que sait-on du surréalisme japonais ? De celui d’Amérique du Sud, d’Australie ? Sa propagation a été prolifique. Il reste donc beaucoup à faire. Le chercheur attaché au surréalisme et à son histoire a devant lui des années bien remplies !

À BALE, UN « SURREALISME A PARIS » BIEN SAGE

C’est le grand retour du surréalisme en Suisse. Et pourtant, on ne peut manquer de dire que l’exposition de la Fondation Beyeler rate son rendez-vous par manque de rigueur scientifique. Certes, comme à son habitude, la fondation privée excelle dans l’obtention de prêts rares et les emprunts faits à des collections prestigieuses. Mais le catalogue, tout comme le socle de l’exposition, laisse parfois à désirer. L’angle du « surréalisme à Paris », pour un mouvement qui pouvait presque se targuer d’être mondial, peut apparaître finalement assez restrictif. Puis, il faut l’admettre, l’alibi parisien est peu étayé et semble servir de prétexte aux monographies consacrées à Dalí­, Miró, Ernst, Tanguy ou encore Magritte. Dans la pièce qui est dédiée à ce dernier, on comprend d’ailleurs mal ce qu’il y a de parisien entre Le Brise-Lumière de 1927 et La Grande Guerre de 1964. Et ce grand fouillis chronologique fait partie des manquements au sérieux de cette exposition toutefois riche en pépites.

Des pépites surréalistes
Car les salles recèlent heureusement de nombreux trésors : Deux personnages et un oiseau peints par Ernst en 1926 (collection privée), une Peinture-objet conçue par Joan Miró en 1931 (Kunsthaus Zürich), Les Derniers Jours peints par Yves Tanguy en 1944 (collection privée) et surtout, point d’orgue de l’exposition, des œuvres de la collection de Simone Collinet. Née Kahn et première femme d’André Breton entre 1921 et 1928, elle joua un rôle fondamental dans l’essor du mouvement en promouvant les œuvres auprès de collectionneurs privés. À leur séparation, la jeune femme conserva entre autres quelques merveilleux totems autochtones de Colombie-Britannique, une poupée Hopi, de nombreux Max Ernst, un Bouquet de fleurs peint par Miró (1924), un groupe d’œuvres exceptionnelles rarement exposé.
En contrepoint, une petite salle revient également sur le rôle crucial joué par Peggy Guggenheim à New York avec sa galerie Art of This Century. Voilà donc l’une des forces de la vision du surréalisme de la Fondation Beyeler : la rareté des œuvres qu’elle expose.


VOUS AVEZ DIT VULLIAMY ?

Preuve évidente que le surréalisme n’est décidément pas circonscrit, on découvre encore des artistes surréalistes. Gérard Vulliamy, disparu à 96 ans en 2005, qui a participé à l’aventure du mouvement entre 1931 et 1945, comme une parenthèse dans sa pratique de l’abstraction, fait partie de ceux-là. Le Musée de Besançon offre une plongée dans l’œuvre gravé et graphique de celui qui côtoya André Breton, Francis Ponge et Paul Éluard, dont il illustra, en 1946, Souvenirs de la maison des fous, réédité ces jours-ci. Il y a parfois du Miró dans ses dessins, du Picasso dans ses diffractions et surtout du Jérôme Bosch dans ses grandes compositions hallucinées et fantastiques, brusques et agitées, comme Le Sphinx. Une grande exposition de ses peintures est même prévue en 2014 à Paris, annoncée par un catalogue conséquent publié par la RMN. Certes, Vulliamy ne fait pas partie du groupe de tête des surréalistes, mais il fut invité à l’exposition majeure de 1938 à la Galerie Beaux-Arts, preuve de son talent certain.

« Gérard Vulliamy, les dessins surréalistes 1930-1947 » jusqu’au 2 avril 2012. Musée des beaux-arts de Besançon. www.musee-arts-besancon.org

Autour du surréalisme

Informations pratiques.
• « Joan Miró. Affiches d’une époque, d’un pays », jusqu’au 18 mars 2012. Fondation Joan Mirò à Barcelone. Ouvert du mardi au samedi de 10 h à 19 h et le dimanche de 10 h à 14 h 30. Tarifs : 10 et 7 €.
http://fundacionmiro-bcn.org

• « Dalí­, Magritte, Miró.
Le surréalisme à Paris », jusqu’au 29 janvier 2012. Fondation Beyeler à Bâle. Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h. Nocturne le mercredi jusqu’à 20 h. Tarifs : 20 et 10 €.
www.fondationbeyeler.ch

• « Magritte », jusqu’au 26 février 2012. Albertina à Vienne. Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h. Nocturne le mercredi jusqu’à 21 h. Tarifs : 11 et 8 €.www.albertina.at

Ernst en DVD. Le surréalisme est un enchevêtrement d’images, d’influences et de personnalités. Le documentaire Mes vagabondages, mes inquiétudes, consacré à Max Ernst, réalisé en 1991, permet de plonger au cœur de cet enchevêtrement. Riche en images d’archives et accompagné par la voix d’Ernst lui-même, il laisse apparaître ses processus de création (Peter Schamoni, Max Ernst, coll. Phares, 23 €).

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°642 du 1 janvier 2012, avec le titre suivant : Le surréalisme, un filon à expositions ?

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