Le Musée Rath, à Genève, expose la seconde école de Paris, une peinture que le choix opéré par Éric de Chassey dans la Fondation Gandur pour l’art met en exergue.
GENÈVE - « Peinture non-figurative de la seconde école de Paris (1946-1962) » : le sous-titre de la nouvelle exposition du Musée Rath, à Genève, ainsi que son affiche austère ornant le fronton de l’institution, pourraient annoncer un accrochage universitaire et quelque peu fastidieux. La thématique choisie par le commissaire Éric de Chassey, « Les sujets de l’abstraction », dynamite d’entrée les écueils et place le visiteur au cœur d’une peinture mal ou peu regardée par l’historiographie contemporaine.
Sortir d’une vision américano-centrée de la peinture abstraite des années 1940 à 1960, obnubilée par Pollock, Rothko et la scène new-yorkaise, c’est là tout l’enjeu que s’est fixé le directeur de la Villa Médicis : regarder d’un œil neuf les peintres d’une ville, Paris, où les courants fleurissent : abstraction lyrique, expressionnisme abstrait, art « autre »… Autant de termes balayés par Chassey : « Aucun n’est véritablement adéquat et aucun n’a véritablement réussi à s’imposer ; sans doute ne faut-il pas forcément choisir », écrit-il dans le catalogue de l’exposition. Cette démarche globale et non exclusive lui a permis de sélectionner dans la collection de Jean Claude Gandur, abritée depuis 2010 par la Fondation Gandur pour l’art à Genève, cent un « chefs-d’œuvre » exposés dans les salles, entre accrochage thématique et monographique. Le parcours commence dans l’immédiat après-guerre, lorsque les artistes s’établissent ou reviennent à Paris, encore perçue comme capitale internationale des arts. En 1946, le foisonnement artistique est intense, les recherches semblent illimitées pour transmettre, sans figuration ni narration, la subjectivité de l’artiste. Les sections « Annonces » et Synthèses » font la part belle aux multiples formes que prend l’abstraction, à une époque où elle est encore indéterminée. Jean Le Moal, lorsqu’il réalise La Croix ou Le Calvaire en 1947, privilégie les constructions géométriques colorées et un cerne brun sombre pour rythmer une surface et établir une grille en référence au vitrail médiéval. La démarche d’Alfred Manessier est similaire dans Soirée d’octobre (1946). S’il s’éloigne de la figuration, le peintre reste profondément ancré dans une forme de réalité où les motifs subsistent encore : ici une table, une silhouette, une lampe. Pris dans des lignes, cernés et encore influencés par le cubisme, les motifs deviennent allusifs, ouvrant la porte à des expérimentations extrêmes.
Dominante noire
Réunies sous la bannière des « Primitivismes », les œuvres de Francis Picabia, Jean Fautrier ou Jean-Michel Atlan témoignent d’une certaine volonté de tabula rasa. À propos des titres donnés à ses œuvres, Atlan parlait d’« une suggestion poétique à mi-chemin entre ce qui risquerait d’épaissir, ou d’éclaircir, le mystère de mes formes » : cette citation prend tout son sens devant une toile comme Intérieur avec vue sur le port (1950) de Gustave Singier. Un camaïeu de bleu et des lignes courbes entrecroisées perdent le regard dans ce qui apparaît d’abord comme une succession de formes géométriques, avant que la force d’évocation frappe le visiteur.
Les salles dévolues aux thématiques « Paysages » et « Gestes » convainquent par leur cohérence et leur unité, la mise en rapport intelligente des œuvres entre elles : Emilio Vedova dialogue en noir et blanc avec Antonio Saura et André Marfaing dans leurs gestuelles créatrices. La partie intitulée « Ruines » est peut-être moins cohérente, qui confronte Lucio Fontana et ses tableaux attaqués à la perceuse (Concetto spaziale, 1956), Alberto Burri et ses textiles déchirés tendus sur toile, ou Antoni Tàpies et ses surfaces poussiéreuses. Mais la proposition demeure séduisante. Au sous-sol du musée ont été réunies les œuvres de Georges Mathieu, Hans Hartung, Gérard Schneider et Pierre Soulages, quatre moments monographiques dans des salles voûtées, à l’atmosphère propice au recueillement. La plasticité de Soulages nous accueille, éliminant toute recherche figurative dans ses œuvres au brou de noix datant des années 1946-1949. La qualité du corpus choisi pour illustrer le cheminement d’Hartung est saisissante, et témoigne du jugement sûr de Gandur en la matière. Quant à Mathieu, ses toiles, véritables « peintures en action », si longtemps dénigrées par la critique (mais non par les collectionneurs privés), trouvent une place de choix dans cet accrochage où le noir domine, torturé, méditatif ou esthétisant. Spectaculaires ou introspectives, ces œuvres séduisent et étonnent grâce aux ponts construits par l’exposition.
Jusqu’au 14 août, Musée Rath, place Neuve, Genève, Suisse, tél. 41 22 418 26 00, www.mah@ville-ge.ch, tlj sauf lundi 10h-18h, mercredi jusqu’à 20h. Catalogue, coéd. 5 Continents/Fondation Gandur pour l’art, 320 p., 45 euros, ISBN 978-88-7439-595-8.
Commissariat scientifique : Éric de Chassey, professeur d’histoire de l’art à l’université Francois-Rabelais de Tours, directeur de la Villa Médicis
Nombre d’œuvres : 101
Itinérance : Musée Fabre, Montpellier, du 2 décembre 2011 au 18 mars 2012
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Le sujet au cœur de l’abstraction
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Abonnez-vous dès 1 €Eric de Chassey © Photo Isabelle Waternaux
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°348 du 27 mai 2011, avec le titre suivant : Le sujet au cœur de l’abstraction