De plus en plus reconnu par les circuits officiels de l’art, dont les musées et la Biennale de Venise, et adoubé par un marché en pleine expansion, l’Art brut voit ses frontières historiques bouger.
1 Art brut, art des fous ?
La folie, qu’est-ce que c’est ? Mille choses différentes, et toujours beaucoup de souffrance, de solitude. Si l’Art brut peut faire sens, c’est précisément en nous offrant des perceptions autres, des perceptions de mondes dans lesquels ce qui ne nous importe pas devient essentiel, et où ce qui pour nous a du sens n’en a ici visiblement aucun. Le réel n’est jamais qu’une perception particulière et unique totalement subjective et contingente. Comment regarder les mines de crayons sculptées de Dalton Ghetti (né au Brésil en 1961, il vit aux États-Unis) ? Durant plusieurs mois, voire plusieurs années, il sculpte la même minuscule mine de crayon à papier. Le temps passé à la transformer s’y inscrit en toute fragilité. Visibles également en ce moment dans le cadre de l’exposition « Raw Vision, 25 ans d’Art brut » à la Halle Saint-Pierre, les troublants dessins de Josef Hofer (né en Bavière en 1945) ou les allumettes de Pradeep Kumar (né en Inde en 1973) montrent tout simplement que l’Art brut est humain, merveilleusement humain, sans recul culturel, sans apprêt et sans supercherie.
« Raw Vision, 25 ans d’Art brut », jusqu’au 22 août 2014. Halle Saint-Pierre, Paris-18e. www.hallesaintpierre.org
2 Artiste brutal, artiste normal
L’Art brut est-il nécessairement réalisé par des personnes vivant en marge de la société ? Oui, si l’on s’en tient au concept inventé par Jean Dubuffet en 1947. Mais depuis soixante-cinq ans, l’idée même de marge a beaucoup évolué. Les hôpitaux psychiatriques ou les centres d’aide par le travail n’ont heureusement plus grand-chose à voir, en France, avec ce qu’ils étaient dans les années 1950. « Absolument excentrique », une exposition à l’Hôtel de Ville qui regroupe des œuvres de cent soixante-trois artistes travaillant dans des structures sociales, médicosociales et associatives parisiennes, permet de découvrir des pépites improbables, comme ces céramiques ivres de bonheur réalisées par Philippe Lefresne ou par Xavier Jouannet, ou les peintures de Roxane Billy, d’une lumineuse vivacité. Ils travaillent en toute et vraie liberté à plein temps dans un ESAT (Établissement et service d’aide par le travail) de Ménilmontant. Bien qu’œuvrant en institution, ils parviennent à échapper, grâce à quelques professionnels humainement talentueux, à cette redoutable expérience d’être tirés vers le bas pour tenter de paraître normaux, ou tout du moins essayer de le faire croire.
« Absolument excentrique », jusqu’au 9 novembre 2013. Salon de l’hôtel de ville de Paris, Paris-4e. www.paris.fr
3 Un marché en pleine expansion
Le marché mondial de l’Art brut prend-il son envol ? En mars 2013, une vente orchestrée par Arnaud Cornette de Saint-Cyr a marqué une étape importante en France dans la reconnaissance marchande des productions du genre. Le résultat global fut de 877 307 euros pour soixante-dix pièces. Une œuvre sur papier de Martín Ramírez est partie à 211 621 euros (170 000 hors frais), réalisant ainsi l’enchère la plus élevée, et un Augustin Lesage a été adjugé à 62 917 euros, un record mondial pour cet artiste incontournable de l’Art brut le plus « consacré ». La reconnaissance des plus grandes institutions culturelles internationales, comme la Biennale de Venise qui a offert une très large place cette année aux « artistes brutaux », la création d’un département d’Art brut au sein du Musée d’art moderne et contemporain de Villeneuve-d’Ascq, parmi beaucoup d’autres mises en valeur institutionnelles, créent les conditions nécessaires au développement du marché. Citons également la jeune galerie parisienne Christian Berst, spécialisée dans l’Art brut international, qui expose actuellement un artiste nord-américain très présent cette année à Venise.
« Véhicules », Collection de l’Art brut, Lausanne (Suisse), à partir du 8 novembre 2013. www.artbrut.ch
« Du visible à l’illisible », jusqu’au 27 novembre 2013, Musée Singer-Polignac, hôpital Sainte-Anne, Paris-14e. www.centre-etude-expression.com
4 Robillard, un survivant à l’honneur !
L’Art brut a-t-il ses maîtres ? André Robillard (né en 1931), l’un des derniers survivants de l’époque héroïque où Jean Dubuffet explorait les territoires en friche de l’Art brut, connaît aujourd’hui son heure de gloire. Interné à l’âge de 19 ans pour troubles mentaux à l’hôpital de Fleury-les-Aubrais près d’Orléans, il y restera jusqu’en 1989. Il entreprend à partir de 1964 de fabriquer des objets avec des matériaux qu’il récupère dans la décharge publique. Il poursuit dans son appartement, malgré le peu d’espace dont il dispose, ses activités de sculpteur, mais aussi de peintre, de musicien et de comédien avec La Compagnie des Endimanchés. Ses fusils en trois dimensions, ses vaisseaux spatiaux et ses animaux sont devenus célèbres et figurent dans les plus grandes collections d’Art brut. Une exposition de ses œuvres est visible au Musée des beaux-arts d’Orléans et une sculpture monumentale représentant un de ses fusils vient d’être inaugurée le 22 octobre dans le parc situé devant l’hôpital où il a si longtemps vécu.
« André Robillard et l’Art brut », jusqu’au 26 janvier 2014. Musée des beaux-arts, Orléans (45). www.orleans.fr
5 Entre fascination et répulsion
Les raisons d’être fasciné par des réalisations artistiques qui échappent à toute norme ne sont-elles pas finalement très proches de celles qui provoquent refus et répulsion face à des œuvres qui nous renvoient à ce que nous avons de plus primitif, donc, peut-être, de plus essentiel ? Ce qu’il peut y avoir de merveilleux avec les « fous » créatifs, c’est qu’ils semblent n’avoir ni limites ni tabous. Mais au prix de quelles souffrances ? Pour le spectateur cartésien habitué à vivre dans un monde où tout se voudrait contrôlé et pondéré, découvrir brutalement un tel surgissement de forces en apparence irrationnelles peut être éprouvant. Peu de créations humaines savent nous laisser cet étrange goût de violence intimement lié à une grande fragilité, sinon celles réalisées dans les marges de la société. Laissons le mot de la fin à Jean de Loisy, directeur du Palais de Tokyo (Paris), qui, évoquant l’importante présence d’« artistes bruts » à la dernière Biennale de Venise, se félicite « d’une recherche d’authenticité, dont le marché nous faisait douter ces dernières années ».
« Seuls », du 19 novembre 2013 au 23 février 2014. LaM, Villeneuve-d’Ascq (59). www.musee-lam.fr
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Le singulier en question(s) : comprendre l'Art brut
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°662 du 1 novembre 2013, avec le titre suivant : Le singulier en question(s) : comprendre l'Art brut