Rien ne prédisposait Frédérique Deschamps, ancienne iconographe de Libération,à s’intéresser un jour au roman-photo.
Elle n’en avait jamais lu jusqu'au jour où, dans un couloir du groupe de presse Mondadori, son regard s’est porté sur des piles de Nous Deux réservées au pilon. Elle commença à feuilleter les numéros, « étonnée, dit-elle, que ce genre d’histoire existe encore ». Les images, le procédé narratif, éveillèrent son intérêt. Pendant trois ans, elle a mené l’enquête, en particulier en Italie, berceau du genre, « portée par l’histoire de ce média créé juste après la Seconde Guerre mondiale par les frères Domenico et Alceo Del Duca », « étonnée aussi, rajoute-t-elle, que ce genre à l’eau de rose ait été si peu documenté ».
De fait, on ne trouve guère de trace de travaux d’historiens de la photographie ou des médias sur le sujet. L’idée d’une exposition a germé. Frédérique Descamps en a parlé à Jean-François Chougnet, président du Mucem. Elle ne pensait pas qu’il serait aussi réactif et enthousiaste à sa proposition. Le résultat ne l’est pas moins. L’histoire du roman-photo retracée par Frédérique Deschamps et Marie-Charlotte Calafat, conservatrice au Mucem, se dévore littéralement de bout en bout.
Pas à pas, on suit leur récit étayé de fonds de publications, de pépites ou d’archives pour la plupart inédites ou méconnues, tel ce documentaire de Michelangelo Antonioni L’Amorosa Menzogna (Le Mensonge amoureux), tourné en 1949 sur ce phénomène de société qu’est devenu le photonovela dans son pays. Plans américains sur des tournage de fortune dans une Italie en reconstruction et plans rapprochés sur le regard sombre de garçons sur ces jeunes filles en pamoison devant leur vedette : le film d’Antonioni capte ce phénomène de société dans un style néo réaliste. L’association image-texte, le rouage amour-trahison-jalousie font fureur. On y voit Gina Lollobrigida, Sophia Loren et Ornella Muti faire leurs premiers pas d’actrices.
L’exportation du genre en France, et son succès, voient pour leur part Johnny Hallyday, Sacha Distel, Mireille Mathieu ou Dalida tourner dans Nous Deux, tandis que Raymond Cauchetier, photographe de plateau de À bout de souffle, adapte le film de Jean-Luc Godard en ciné-roman pour Le Parisien Libéré.
Les années 1960 se révèlent particulièrement riches en déclinaisons et en détournements de modes d’expression. Le héros Killing en Italie, alias Satanik en France, est un criminel revêtu d’un costume de squelette impliqué dans des histoires érotico-sadomasochistes sans morale. Le sexe, la satire des histoires « bêtes et méchantes » de Hari-Kili et du Professeur Choron développent, à partir de scénarios de Georges Wolinski ou de Gébé, d’autres scènes devenues anthologiques.
De Charlie Hebdo, Frédérique Deschamps et Marie-Charlotte Calafat exhument « Les pauvres sont des cons », chroniques de Coluche délicieusement grinçantes. Leur recensement des autres réappropriations de ce procédé narratif remet à cet égard en lumière les formes qu’en ont donné, dans un tout autre registre, l’International situationniste dans sa critique de la société du spectacle, ou le duo Marie-Françoise Plissard et Benoît Peeters dans Droits de regards, récit troublant d’affrontements de six femmes et un homme. Chris Marker dans La Jetée, Jacques Monory et Franck Venaille dans Deux, et plus tard la compagnie Royal de luxe s’en sont également inspirés. Nul doute : Frédérique Deschamps et Marie-Charlotte Calafat ont ouvert une voie de premières réflexions rassemblées dans le catalogue édité chez Textuel, qui devrait connaître d’autres prolongements.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°709 du 1 février 2018, avec le titre suivant : Le roman-photo dans tous ses états