Cette scène truculente de repas de famille est l’un des tableaux phares de l’exposition « Fêtes et célébrations flamandes… ». Du 26 avril au 1er septembre, le Palais des beaux-arts de Lille passe en revue les célébrations collectives flamandes aux XVIe et XVIIe siècles, rituels rimant avec excès et qui cimentent les liens sociaux.
S’il est un trait de caractère que les Français prêtent volontiers à leurs voisins du Plat Pays, c’est bien d’être fêtards. Il faut dire que nos amis belges ont cultivé au fil des siècles cette image de bambochards ripailleurs au gré de tableaux inimitables et truculents, immortalisant des noces villageoises bien arrosées, des kermesses animées et des carnavals hauts en couleur. Certaines de ses manifestations festives sont d’ailleurs encore d’actualité comme le prouve la pratique toujours bien vivace des « Géants » dans le nord de la France, ancien territoire flamand, et en Belgique. Une tradition inscrite sur la Liste de l’Unesco en 2005. Pour sa 7e édition, la saison culturelle Lille 3 000 a opportunément choisi le thème de la fête comme fil conducteur. L’un des événements les plus attendus de cette édition est assurément la prometteuse exposition programmée au Palais des beaux-arts, « Fêtes et célébrations flamandes… ». À travers une centaine d’œuvres et d’objets, elle explore les représentations des fêtes flamandes aux XVIe et XVIIe siècles et le sens fluctuant du divertissement. Loin d’être une activité frivole, la fête revêt à l’époque des fonctions sociales essentielles. Qu’il s’agisse de conjurer les terribles épreuves qui jalonnent cette période – guerre, famine, épidémie – ou de faire corps en vibrant ensemble lors de grandes manifestations religieuses. La fête est alors essentiellement d’obédience sacrée, le calendrier des célébrations chrétiennes régissant le quotidien des Occidentaux. Processions, fêtes de saints patrons et, bien sûr, temps forts liturgiques donnent lieu à de grands moments de ferveur populaire. Mais ils sont aussi, parfois, le prétexte à festoyer de manière débridée comme le montre le fameux tableau Le roi boit de Jacques Jordaens (1593-1678), représentant l’Épiphanie avec une allégresse communicative et une irrévérence stupéfiante. Cette joyeuse assemblée, réunie pour partager la fameuse galette et désigner l’éphémère souverain, constitue un festival de trognes comiques et de situations scabreuses.
Comme chaque 6 janvier, on tire les rois. C’est le doyen qui a trouvé la fève, ou plutôt le haricot sec comme il est de coutume en Flandre. Il vient d’être coiffé de la dérisoire couronne en papier et lève son verre, visiblement pas le premier de la journée vu la folle ambiance qui règne, et ses convives s’exclament en cœur « Le roi boit, vive le roi ! » Ce tableau chamarré est emblématique des scènes de genre du Siècle d’or qui ont tant plu avec leur débauche de personnages, leur exubérante joie de vivre, mais aussi leur impressionnante maîtrise technique. Car malgré l’aspect de prime abord désordonné de cette galerie de personnages éméchés et braillards, la composition s’avère savamment construite à la manière d’une Cène irrévérencieuse. Ce thème traité en grand format, tel un respectable tableau d’histoire, a reçu un accueil très favorable puisque l’artiste en a réalisé au moins cinq versions différentes. Celle-ci semble être la plus personnelle, puisqu’il a donné au roi les traits à son maître et beau-père, Adam van Noort (1561-1641).
Au XVIIe siècle, le nec plus ultra pour un peintre est de parvenir à solliciter tous les sens de son public. Les intellectuels philosophent sur la quête de la synthèse des sens et les artistes rivalisent en inventivité pour atteindre ce but. Dans ce tableau, c’est mission accomplie puisque Jordaens parvient à satisfaire la vue avec un travail minutieux dans le traitement des reflets, des carnations et du mouvement. Plus fort, avec sa maîtrise des textiles et des matières, tantôt satinés tantôt moelleux, il rend sa peinture presque tactile. Tandis que la démultiplication des bouches tordues et grandes ouvertes donne pratiquement l’impression d’entendre les cris des joyeux commensaux. La représentation étonnante de vérité du musicien soufflant à pleins poumons dans sa cornemuse fait, elle aussi, illusion. Enfin, que dire de tous ces détails olfactifs plus ou moins raffinés qui chatouillent notre odorat ? Du plat de gaufres fumantes aux fesses potelées du bébé que l’on nettoie au premier plan.
Comme souvent dans le passé, les moments de fête étaient des exutoires et le prétexte à la subversion de la morale rigide qui régentait un quotidien difficile. On faisait alors bombance, l’alcool coulait à flots, les valeurs s’inversaient. Le tableau restitue parfaitement ce sentiment de profusion, de tohu-bohu et d’excès en tous genres. Excès de nourriture, ébriété, mais aussi, car cela va souvent de pair, des comportements qui dégénèrent. Le tableau regorge ainsi de détails truculents à l’image des personnages qui braillent, du bébé que l’on change sans vergogne et de la main baladeuse qui s’aventure sur le corsage de la jeune femme. Sans oublier aussi la figure la plus triviale : le personnage totalement ivre vomissant ostensiblement au premier plan. Jordaens, qui a peut-être glissé ici un audacieux autoportrait, a d’ailleurs souligné cette disgracieuse régurgitation dans le motif des pots qui se renversent au premier plan, alliant ainsi mauvais goût et grand talent.
La délicieuse teinte dorée caractéristique du Siècle d’or et de la peinture de Jordaens est omniprésente dans ce tableau. Elle irradie de la précieuse vaisselle métallique, des soyeuses tenues, des mèches bouclées mais aussi de l’appétissante nature morte. Impossible de ne pas la remarquer car elle est au centre de la composition, elle est même le point de convergence du regard, qui est happé par l’alléchant feuilletage de la galette et les gaufres moelleuses et croustillantes à souhait. Le soin apporté au rendu aussi naturaliste que gourmand de ces victuailles ainsi que leur position centrale leur confèrent un sens tout sauf anecdotique. Pour les hommes et les femmes du XVIIe siècle, il est évident que cette nature morte est une vanité à la signification philosophique et morale. Au milieu de cette profusion de nourriture terrestre et de tous ces plaisirs fugaces, ces aliments délicieux mais inéluctablement périssables ont vocation à nous faire réfléchir au caractère éphémère de la vie. Contrairement à l’âme qui, elle, est éternelle.
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Le Roi boit de Jacques Jordaens
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°784 du 1 avril 2025, avec le titre suivant : Le Roi boit de Jacques Jordaens