WINTERTHOUR / SUISSE
Renoir et Monet fréquentaient la Grenouillère, lieu de baignade à l’ambiance festive. Les deux maîtres sont présentés à la Collection Oskar Reinhart.
Winterthour, Suisse. « Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar », écrivait Guy de Maupassant en 1881 à propos de La Grenouillère. Les activités de canotage, de bains et de restauration attiraient aux beaux jours les Parisiens sur les bords ombragés de la Seine et sur l’île de Croissy à « la Grenouillère », dont la petite plage, les canots en location et le bal hebdomadaire achevèrent de transformer le lieu en « Trouville des bords de Seine ». Le guide Conty en 1888 en livre une description plus détaillée encore, celle d’« un immense bateau converti en café où se coudoient, dans les costumes les plus excentriques, canotiers et canotières riant follement, dansant follement aux sons discordants d’un piano. Un bain, véritable mare aux grenouilles, fait partie de l’établissement. »
On ne sera guère surpris de retrouver dans ces lieux le jeune Auguste Renoir (1841-1919) à l’été 1869, alors âgé de 28 ans, lui qui devait par la suite immortaliser scènes de bal et atmosphères festives des bords de Seine dans La Danse à Bougival ou Le Déjeuner des canotiers. Mais à ses côtés, il y a aussi son ami Claude Monet (1840-1926) qui loge non loin de là avec sa famille. Les deux artistes posent ensemble leurs chevalets sur l’île de Croissy et peignent à eux deux cinq tableaux. Le résultat de leurs séances en plein air est à admirer dans l’exposition de la Collection Oskar Reinhart à Winterthour, et surtout à comparer, car là est l’originalité du projet d’exposition. Côte à côte et pour la première fois depuis leur création, une paire de ces représentations qui offrent le même point de vue est reconstituée : à gauche les rives de l’île de Croissy, la passerelle et l’îlot menant au bateau, dit le Camembert, qui se devine à droite dans l’œuvre de Renoir. Au premier plan, quelques barques vides, et, omniprésentes, l’eau du fleuve et ses reflets, et l’abondante végétation des bords de Seine qui feraient presque oublier la présence de la figure humaine. La toile signée Renoir est conservée à la Collection de Winterthour tandis que celle de Monet est la propriété de la National Gallery de Londres.
À première vue très proches, les tableaux présentent, à bien y regarder, de nombreuses différences : un cadrage plus resserré sur les barques chez Monet, alors que les figures et les éléments naturels au second plan font l’objet d’un traitement plus expérimental, par petites touches de couleur ; un travail sur les figures, mais aussi les feuillages, plus soigné chez Renoir et des reflets de lumière changeants sur la surface de l’eau d’un effet quasi photographique. Pas de doute, les tout débuts de l’impressionnisme s’écrivaient ici avec ces peintures réalisées sur le motif bien que les deux artistes eussent considéré eux-mêmes ces tableaux comme de « mauvaises pochades ». Si l’histoire du mouvement pictural n’en était qu’à ses balbutiements, celui de la Grenouillère fut de courte durée. Détruite par un incendie en 1889, elle devait brièvement renaître pour définitivement fermer ses portes à la fin des années 1920. Pour une plongée nostalgique dans cette ambiance folle de la Belle Époque qui régnait sur les bords de Seine, enrichie par d’intéressants documents d’archives, rien de plus approprié qu’un détour par la Collection Reinhart.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°615 du 7 juillet 2023, avec le titre suivant : Le premier été de l’impressionnisme