En 1913, Eugène Atget (1857-1927) photographie les enseignes du 133, rue Saint-Antoine à Paris. Cette image s’inscrit dans un ensemble de photographies qui documente une ville en pleine mutation, pour ne pas dire disparition.
Quand, en 1897, Eugène Atget commence à photographier le vieux Paris, il a 40 ans. Cette décision tardive de devenir photographe s’est faite au cours d’un séjour dans la Somme, vers 1888. Après avoir été matelot, puis comédien pendant de nombreuses années, le peintre a compris qu’il ne peut subvenir aux besoins du couple qu’il forme avec Valentine Compagnon. La photographie est un métier qu’il apprend donc sur le tard et sur le tas. Pour ce faire, il acquiert une chambre 18 x 24 à soufflet, posée sur un trépied, et étudie, dans des guides, la topographie et l’histoire de Paris qu’il arpente, lourdement chargé, pour produire des documents pour les artistes. Pendant trente ans, il ne cessera plus de photographier le vieux Paris, ses faubourgs et leurs petits métiers. Les musées parisiens et les bibliothèques ou encore les écoles d’art comptent parmi ses principaux clients.
L’intérêt porté par Atget aux rues et aux cours intérieures des habitations, aux détails et aux motifs des constructions, ainsi qu’aux démolitions et aux chantiers induits colle à sa conscience politique et à son intérêt porté à l’histoire de la capitale, à la Commune de 1871 et à la construction du métro en particulier. Au fil des ans, la démarche d’Atget a évolué dans son approche, notamment dans son traitement de la lumière, non sans demeurer fidèle, de bout en bout, au Paris populaire qu’il affectionne et prend plaisir à photographier, comme le montre l’exposition de la Fondation Henri Cartier-Bresson à partir des collections du Musée Carnavalet, musée détenteur de la plus importante collection de photographies d’Atget.
Le Paris d’Haussmann ne l’intéresse pas, pas plus que les quartiers riches et l’Art nouveau incarné par les bouches de métro d’Hector Guimard. Aucune revendication esthétique, ni rhétorique dans la démarche documentaire qu’Atget mène en solitaire, sans jamais s’épancher sur les tenants et les aboutissants de cette entreprise. Si ce n’est pour s’inquiéter, sept ans avant sa mort, du devenir de « l’énorme collection artistique et documentaire, aujourd’hui terminée », comme il l’écrit au directeur des Beaux-Arts, le 12 novembre 1920.
Eugène Atget photographie cet hôtel particulier du 133, rue Saint-Antoine en 1913. Il a 56 ans. Il est référencé pour sa production d’images sur le vieux Paris, qu’il a entamée depuis quinze ans. Celle-ci traduit la vie commerçante et animée de ce tronçon de la rue Saint-Antoine, situé entre l’hôtel de ville de Paris et la place de la Bastille, tandis que les façades aux hautes fenêtres et balcons ouvragés des habitations alentour expriment les diverses richesses patrimoniales du quartier. Tel cet hôtel particulier du marquis de Mouselier, répertorié à son origine sous le nom d’hôtel Séguier. Construit en 1626, il a été la propriété de cette famille de nobles jusqu’à la Révolution de 1789. Depuis, il a été converti en restaurant et, à l’étage, en salle de billard, du moins en ce qui concerne la partie sur rue, le renfoncement sombre du porche ne donnant aucune indication sur l’arrière. Pour montrer cette évolution, Atget opte pour le plan large, qui lui permet de contextualiser l’hôtel particulier dans son environnement immédiat.
Atget s’intéresse autant au bâti qu’à la rue et à l’atmosphère qui s’en dégage, à travers ses commerces, petits métiers, habitants et passants. Des tablées extérieures de la Maison Dalat émane l’ambiance de déjeuners pris en terrasse aux beaux jours. Devanture, nappes blanches et vêtements de la clientèle indiquent une adresse d’un certain standing. À l’étage, sur le balcon, se devine la silhouette discrète d’un homme attablé, le visage caché par sa main. Au cadrage frontal et resserré ne privilégiant que la façade de l’ancien hôtel particulier, Atget préfère dévier légèrement et opter pour un positionnement distancié, afin de laisser respirer les différents contenus de l’image. Ce qui permet à l’œil de s’y promener davantage et d’en relever, l’un après l’autre, la multitude de détails et d’informations qu’elle contient, évocateurs du Paris de cette époque de l’avant-guerre.
Depuis 1900, Atget photographie enseignes, devantures et vitrines de boutiques. Cette photographie illustre l’évolution dans sa manière de les aborder. Aux grilles et décors ouvragés des débits de boissons privilégiés entre 1900 et 1903, puis aux accumulations de marchandises dans les vitrines qui leur ont succédé, il choisit de contextualiser davantage les enseignes en optant, là encore, pour un regard plus large. Sur cette portion de rue commerçante, enseignes et devantures sont particulièrement nombreuses, diverses. À chacune de décliner la fonction des lieux auxquels elles s’adossent. Salon de coiffure, restaurant, quincaillerie ou entreprise familiale : leurs formes, volumes et typographies sont des motifs évocateurs de métiers et d’activités humaines, au même titre que la charrette en bordure de trottoir. Leurs articulations et enserrements participent à la composition de l’image et à l’atmosphère qu’il en émane, que la neutralité de la lumière renforce.
La finesse de l’ouvrage n’échappe pas à l’œil. Si la taille de la pierre et le façonnage des ouvertures de l’ancien hôtel particulier de Séguier disparaissent sous le foisonnement des enseignes et devantures, ce balcon datant de 1728 et ses quatre chimères en plâtre sculptées témoignent de la splendeur passée de la demeure, mais aussi de ses évolutions architecturales et décoratives un siècle après sa construction. Nul doute qu’Atget a été plus que sensible au décor de cette grille en fer forgé aux multiples volutes aériennes. Il renvoie à l’attention que le photographe a portée, dans des travaux antérieurs, aux rampes d’escalier et autres détails de construction (heurtoir de porte, chasse-roue…). Derrière l’objet, en effet, il y a le geste, un savoir-faire et les mains de l’artisan. Ce qui n’est pas sans renvoyer aux propres savoir-faire de l’auteur de cette image qui ne s’est jamais défini comme photographe, ni comme artiste, mais comme artisan ou auteur éditeur.
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Le Paris d’Atget
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°743 du 1 avril 2021, avec le titre suivant : Le Paris d’Atget