ART CONTEMPORAIN

Le numérique à fleur de peau

Par Pauline Vidal · Le Journal des Arts

Le 20 septembre 2017 - 620 mots

L’exposition immersive des Abattoirs met notre réalité charnelle et émotionnelle à l’épreuve du monde virtuel.

 Toulouse. « Avec Internet, on assiste à une révolution culturelle équivalente à celle produite par l’invention de l’imprimerie », souligne Annabelle Ténèze, directrice depuis septembre 2016 des Abattoirs-Frac Occitanie Toulouse. Pourtant, peu de grandes expositions en France ont tenté de faire le point sur ce phénomène. Pour combler cette lacune, le lieu accueille la passionnante et troublante exposition, « Suspended Animation. À corps perdu dans l’espace numérique ».

Ce projet du commissaire Gianni Jetzer, d’abord montré dans les espaces de l’Hirshhorn Museum de Washington, s’empare d’une question qui obsède de nombreux artistes travaillant avec les nouvelles technologies, celle du corps. Une question générationnelle ? Sans aucun doute puisque la moyenne d’âge des sept artistes invités oscille entre 30 et 40 ans. « Mais il ne s’agit pas d’une exposition qui se limite à ce qu’on appelle l’“art post-Internet”, précise le commissaire. Il s’agit de donner à penser de nouvelles perspectives ouvertes par les artistes qui s’appuient sur le digital et l’animation des corps. » Cette évolution s’amorce alors qu’il est devenu possible de faire scanner son corps et d’acheter à des banques de données des avatars pour les manipuler à sa guise. « La science-fiction d’hier est la réalité d’aujourd’hui », insiste Gianni Jetzer qui a choisi le titre de l’exposition en référence à la cryptogénie et aux fantasmes de jeunesse éternelle et de traversée du temps que l’on retrouve dans certains récits fictionnels, lesquels font aussi écho à une technique utilisée aujourd’hui en médecine pour mettre le corps « en pause » à la suite d’un traumatisme violent.

L’exposition se déploie sur tout le premier étage des Abattoirs. Chaque artiste dispose d’une salle dans laquelle il présente une seule et unique œuvre. Ce parti pris scénographique simple et efficace favorise un dispositif d’immersion. Le visiteur parcourt les salles comme dans un rêve éveillé. Dès la première salle, il ressent un sentiment d’inquiétante étrangeté qui ne le quittera plus. Il est happé par une bouche en apesanteur animée par Agnieszka Polska. Cet organe si souvent fétichisé tente de s’auto-définir en chuchotant un texte selon une méthode de relaxation propice à créer un état de conscience modifié chez celui qui écoute. Le monde entier finit par se dissoudre dans la vidéo de la lauréate du Turner Prize 2016, Helen Marten. Ses images se succèdent sur un mode quasi surréaliste, au rythme d’un texte tout à la fois irrationnel et érudit. On y rencontre aussi des avatars, à commencer par celui du jeune prodige des nouvelles technologies, Ed Atkins. En proie à des interrogations existentielles, son personnage évolue en solitaire dans un film hypnotique construit selon le principe de la répétition et de l’interruption permanente.

Obama en Frankenstein
Plus politique est la vidéo de Josh Kline qui livre un Barack Obama aux allures d’un Frankenstein revenant sur le devant de la scène politique. Dans le monde inversé et dystopique d’Antoine Catala, tout ne serait plus que joie et plaisir. Seule la technologie, au travers d’« écrans respiratoires », pourrait alors aider les êtres humains à pleurer, régulant ainsi de manière artificielle la variation de leurs émotions.

L’exposition se clôt par deux installations très dures. Dans une ambiance aussi glaciale que celle d’une salle d’opération, l’œuvre de Kate Cooper sublime un avatar en le soumettant à diverses améliorations physiques. Conçue à partir d’un jeu vidéo détourné, l’installation de Jon Rafman montre quant à elle des personnages tombant comme des mouches sans l’expression du moindre pathos.

À l’heure où la frontière entre le réel et le virtuel se dissipe, la question des émotions, des fluides corporels, de notre réalité charnelle et mortelle s’invite et s’infiltre dans le champ du numérique jusqu’à brouiller nos repères. Au final, c’est notre humanité qui se trouve ici questionnée.

Suspended Animation. À corps perdu dans l’espace numérique,
jusqu’au 26 novembre, Les Abattoirs, 76, allées Charles-de-Fitte, 31300 Toulouse.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°485 du 22 septembre 2017, avec le titre suivant : Le numérique à fleur de peau

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