BILBAO / ESPAGNE
À Bilbao, la peintre autrichienne use de la touche et de la couleur pour réaliser des œuvres suggestives.
Bilbao (Espagne). Devant la peinture de Martha Jungwirth, l’œil n’est jamais au repos. Des toiles de grand format, voire de très grand format, captivent le regard. Totalement inconnue en France, l’artiste autrichienne produit depuis plus d’une cinquantaine d’années une œuvre inclassable qui s’impose par sa puissance. On serait tenté de parler d’expressionnisme, si cette catégorie stylistique n’était pas déjà bien « occupée » par l’histoire de l’art. Alors, figurative, abstraite ? Cela dépend, car à chaque période et pour chaque thème, Jungwirth met à l’épreuve, d’une façon différente, les pouvoirs de la ligne et de la couleur.
Née à Vienne en 1940, elle y fait des études à l’Université des arts appliqués, avant de former, en 1968, le groupe Wirklichkeiten (Realities). Cependant, c’est son séjour à New York qui marque sa production picturale. La série de dessins intitulée « Indesit » (du nom d’une entreprise d’électroménager) montre déjà l’ambiguïté de sa manière de représenter des objets. Translucides, comme vus à travers des rayons X, ces lave-linge ou lave-vaisselle évoquent des visions fantomatiques de buildings new-yorkais. Le destin des êtres humains n’est guère meilleur ; des corps incomplets, des visages déformés, creusés, vidés de leurs traits, transforment les personnes en apparitions inquiétantes (Portrait de Mme Wanke, 1986).
Puis, ce sont des « paysages » où les références au monde visible s’amenuisent et disparaissent. Chaque image est dictée non par l’observation sur le motif mais par l’expression d’une subjectivité. Des masses de couleurs s’entrechoquent, des lignes discontinues n’ont aucune fonction descriptive, des segments s’interrompent sans raison apparente. Jungwirth ne cherche pas des effets stables et délimités avec précision, mais, au contraire, l’incertitude qui émane de la nature, l’impossibilité de la fixer. Peut-on parler de paysages contrariés ou de peinture désaccordée ?
Dans cet univers, on aperçoit des animaux. On les aperçoit, car l’artiste réussit, à l’aide de quelques traits esquissés, à suggérer l’anatomie d’un cheval – le splendide Bucéphale (2021) – ou à saisir le mouvement caractéristique d’un singe remuant (Singe, 2021). Quand elle met en scène des marsupiaux australiens, ces bêtes « archaïques » parfois qualifiées de « fossiles vivants », le résultat fait songer aux dessins préhistoriques sur les parois des cavernes (série « Australidelphiens », 2019-2020).
Des survivants ? On pourrait le croire, devant un titre comme Animal apocalyptique (2018) ou ce cheval ectoplasmique qui erre dans un no man’s land, quasi seul rescapé d’une bataille (La Grande Armée, 2021).On pourrait toutefois espérer qu’il existe un domaine épargné par les ravages du temps : l’art et ses chefs-d’œuvre. À tort, car dans la dernière salle défilent des variations plus ou moins fidèles sur la célèbre La Maja desnuda de Goya. Allongée, la courtisane semble graduellement se dissoudre, comme si son corps avait été aspiré par la peinture. Non loin, une autre forme horizontale semblable se substitue au corps de la femme. Intrigué, le spectateur s’approche et découvre une version monumentale de l’Asperge de Manet, un magnifique et monstrueux représentant de ce genre que l’on nomme nature morte.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°637 du 5 juillet 2024, avec le titre suivant : Le monde en éclats de Martha Jungwirth