PARIS
Avec cette exposition pensée depuis New York mais adaptée à l’histoire de France, le Musée d’Orsay prend position dans le débat brûlant de la décolonisation des pensées.
Tout est parti d’un cours d’histoire de l’art auquel assista Denise Murrell à la fin des années 1990, alors qu’elle était haut placée dans le domaine financier privé aux États-Unis. Interrogeant son enseignant sur la servante noire de l’Olympia de Manet, elle réalisa qu’il n’avait rien à en dire. Pas plus que le reste de la profession d’ailleurs, qui depuis plus d’un siècle glosait sur le chat noir bien plus que sur la domestique. Murrell décida de réparer cette injustice qui la conduira à un doctorat d’où est tirée cette exposition, nourrie d’une intense enquête qui lui permettra de mettre un prénom sur cette domestique noire : Laure.
Pour l’histoire
L’exposition « Posing Modernity: The Black Model from Manet and Matisse to Today » a été produite par la galerie universitaire Wallach de l’Université de Columbia, à New York. En France, les institutions sont plus réticentes à opérer une révision des canons, le principe unificateur et égalitariste de la République résistant aux débats identitaires et particularistes post-coloniaux anglo-saxons. Aussi, lorsque le Musée d’Orsay s’est positionné pour relayer l’exposition en métropole, il en a surpris plus d’un. Dans la lignée de trop rares précédents (« Color Line » en 2016 ou « Le siècle du jazz » en 2009, toutes deux programmées au Musée du Quai Branly), on se serait attendu à voir l’exposition entre d’autres murs.
Autre fait d’importance : l’itinérance. En effet, « Le modèle noir » partira après Paris au Mémorial ACT e de Pointe-à-Pitre, institution des Antilles dont le travail sur l’esclavage et l’histoire des Caraïbes est essentiel (comme en témoigne l’actuelle exposition sur l’art taïno). Les terrains de la colonisation, de l’esclavage et des plantations étant hautement réactifs, l’exposition a imposé une recherche minutieuse, une contextualisation maniaque, un conseil scientifique irréprochable. Composé de David Bindman, Anne Higonnet, Ann Whitney Olin, Anne Lafont de l’EHESS et Pap Ndiaye de Sciences Po, il a secondé le commissariat assuré par Denise Murrell, Cécile Debray, Stéphane Guégan et Isolde Pludermacher. Tous ont signé des contributions cruciales dans le volumineux catalogue qui, assurément, entrera dans l’histoire comme l’événement qui le porte.
Identifier, renommer
Loin de présenter un panorama exhaustif sur la représentation des Noirs dans l’art à la manière de l’essentiel ouvrage de Naïl Ver-Ndoye et de Grégoire Fauconnier, Noir, entre peinture et histoire, paru en 2018, l’exposition du Musée d’Orsay s’est intéressée à la question du modèle. Ces hommes et ces femmes que les artistes ont regardés et peints, mais aussi le modèle au sens de « porteur de valeurs ». Comment ces individus ont-ils servi de fers de lance à une communauté souvent rendue invisible, ont constitué une référence à l’instar d’une Joséphine Baker qui domine l’une des salles consacrées aux Années folles et à son fameux « Bal nègre » ? « Du type à l’individu, tel est le sens global de notre perspective », revendique l’équipe. Ce projet a ainsi nécessité des enquêtes consciencieuses pour retracer les parcours, trouver les identités, comprendre les anonymats, pointer le laxisme de l’histoire de l’art à documenter ces modèles longtemps rangés dans les anecdotes du décor et de la figuration.
La conséquence la plus flagrante de cette entreprise est l’identification de certaines figures comme celle du fameux portrait de Marie-Guillemine Benoist du Louvre, la « Joconde noire », désormais identifiée par son prénom : Madeleine. On n’en sait pas plus de cette femme qui fut au service de la belle-famille de la peintre, venue de la Guadeloupe en métropole. Ni son nom ni son parcours ne sont révélés, mais le simple prénom restitué dit déjà beaucoup. Cette puissante et énigmatique Madeleine devant laquelle le clip multimillionnaire de Beyoncé et Jay-Z se terminait, incarne à la perfection l’« empouvoirement noir » (black empowerment) des communautés afro-descendantes actuelles.
Ce portrait majestueux ouvre logiquement l’exposition et constitue un marqueur chronologique fort qui excède celui du musée, habituellement compris entre la date de la seconde abolition de l’esclavage en 1848 et le début de la Première Guerre mondiale. Grâce aux recherches d’Anne Lafont, les enjeux du tableau de Benoist peint en 1800, soit au cours de la première abolition entre 1794 et 1802, l’année où David signe son portrait de Madame Récamier, se dessinent nettement. Est-ce le portrait d’une émancipation nouvelle ou celui du signe de l’aisance de cette famille servie par une domestique de couleur ? La noblesse néoclassique de la pose, le dénudement du torse dénué de l’érotisme exotique colonial, le mouvement du visage, tout laisse penser que Benoist ne peint pas une simple servante mais une femme libérée du joug de l’esclavage par la Révolution. De cette découverte de Marianne Lévy et Anne Lafont découle le remplacement du précédent titre marqué par le système racial de l’esclavage.
Anne Higonnet revient dans le catalogue sur la réflexion menée pour en arriver là. « Donnons un nom à l’ignorance. Nommons les conséquences de l’histoire… Nommer ou ne pas nommer est un acte de pouvoir… Ne nous berçons pas d’illusions en supposant que les titres apparaissent d’eux-mêmes : toute désignation est le résultat d’une décision qu’il est possible de remettre en question », écrit-elle. Le choix a été fait de seconder les nouveaux titres des anciens, placés entre crochets, afin de ne pas oublier que ces hommes et ces femmes ont été qualifiés de « nègres », « négresses », « mulâtres », « quarterons »…, reprenant ainsi les hiérarchies de la traite. Ainsi le « nègre Joseph » devient-il simplement Joseph, modèle que Géricault plaça au sommet de la pyramide humaine désespérée du Radeau de la Méduse, devenu pamphlet abolitionniste car Napoléon a alors rétabli avec force et violence l’esclavage depuis 1802.
Avant et après Manet
Toute une salle est consacrée à ce colosse venu des Caraïbes pour exercer d’abord dans une troupe d’acrobates de Marseille avant de devenir modèle à Paris. Il posera jusqu’à ses 70 ans passés, personnage fascinant qui se découvre au fil des toiles et des esquisses de Géricault, d’Horace Vernet ou de Théodore Chassériau (élève métisse d’Ingres dont l’histoire de l’art n’a jamais fait cas de ses origines caribéennes), mandaté par le maître pour réaliser une étude du corps de Joseph flottant magistralement sur un fond bleu. Alors qu’il pose pour Adolphe Brune, il fait l’objet d’un portrait, « Un modèle philosophe » publié par Le Figaro en 1865, comme le révèle Isolde Pludermacher. Ils seront rares à connaître pareille renommée et beaucoup finiront dans la pauvreté, la plupart dans l’anonymat. Ainsi Adrienne Fidelin, muse et amante de Man Ray pendant plusieurs années, est-elle morte en 2004 sans que fut reconnue à sa juste mesure sa présence solaire dans la vie et l’art de l’artiste, lui qui l’aura quasiment effacée de ses mémoires.
Alors que le projet universitaire de Denise Murrell réagissait à l’anonymat du modèle noir de Manet, son Olympia – qui aurait pu logiquement ouvrir le parcours – clôt cette traversée du XIXe siècle. Cette première partie est la plus maîtrisée, selon un déroulé chronologique qui va de la Madeleine de Benoist et du portrait signé par Girodet d’un des premiers députés noirs de l’Assemblée révolutionnaire, Jean-Baptiste Belley, jusqu’à cette salle où le chef-d’œuvre d’Orsay dialogue avec La Jeune Femme aux pivoines de Bazille et l’hommage de Cézanne. La représentation de l’esclavage avec le troublant Châtiment des quatre piquets de Marcel Verdier (1843) jusqu’à son abolition mise en scène par Biard en 1848, sans oublier les bustes de Cordier, dont sa fameuse Vénus africaine de 1851, habitent de leur présence la salle « L’art contre l’esclavage ». Tous n’ont pas récupéré leur identité et leur histoire, mais déjà leur exposition change la donne.
Un racisme choquant
Les salles et vitrines consacrées aux métissages littéraires témoignent d’un racisme qui donne des frissons, de caricatures des Dumas père et fils qui déstabilisent. L’ère qui s’ouvre aujourd’hui avec « Le modèle noir » est celle de l’inconfort, celui de découvrir les exactions, tout le chemin restant à parcourir pour reconnaître les dommages de la traite, amorcée dès 1502 et poursuivie jusqu’en 1866, les chiffres effarants de déportation vers les Amériques (environ 12 millions d’individus), les conséquences durables de la construction culturelle de la race. « Dans l’atelier » instruit le visiteur sur l’activité des modèles au sein de l’École des beaux-arts de Paris. Ceux de couleur y sont rares. Josepha Laurent sera l’une d’entre eux durant la première moitié du XXe siècle, très appréciée des professeurs et des élèves. Une archive photographique s’avère choquante : elle est la seule posant nue au milieu des autres modèles vers 1930 dans l’atelier de Lucien Simon. Exhibition de la différence, toujours. L’exposition ne le cache pas, mais contextualise comme il faut l’image pour faire œuvre utile, ne pas instrumentaliser une nouvelle fois. Dans cette salle, nombre d’études ne sont pas signées, ne renseignent pas sur le modèle regardé. L’absence de tous ces noms est troublante. Bien sûr, il s’explique. On ne signe pas toujours un travail d’apprentissage, mais dans le cadre de cette exposition, on se prend à penser qu’il y a peut-être eu aussi une gêne à signer la représentation de ces hommes et femmes de couleur.
Un dernier chapitre plus faible
La plongée dans le XXe siècle se fait, hélas, avec un peu moins de brio. Commencée sous l’égide des artistes du cirque qui divertissent la populace de leurs exploits, renvoyés à une bestialité supposée ou à des qualités physiques exceptionnelles (rappelant les critères esclavagistes), elle se poursuit avec à-propos par « La force noire » des tirailleurs sénégalais et de Joséphine Baker, de cette présence « noire » de plus en plus forte à Paris après-guerre. « La négritude à Paris » fonctionne moins bien. Le passage du modèle noir incarné à l’appropriation artistique et culturelle de l’art africain y est trop « pudiquement » abordé. Matisse monopolise ensuite une section consacrée à son expérience à Harlem dans ce parcours qui s’achève avec une salle dédiée à la fortune critique d’Olympia, depuis le relief de Larry Rivers de 1970, J’aime Olympia en noir, jusqu’à l’inversion des personnages par l’artiste Aimé Mpane, Olympia II en 2013. Proposer de nouveaux modèles, à l’instar de l’autoproclamation des Beyoncé/Jay-Z, d’artistes afro-descendants comme Kehinde Wiley et Amy Sherald choisis par les Obama pour leurs portraits officiels, aurait constitué un parti pris bien plus fort pour l’équipe curatoriale que cette salle en forme de réparation un peu contrite. Pap Ndiaye, dans un texte essentiel du catalogue intitulé « L’Atlantique noir : les afro-descendants prennent la parole », conclut justement : « D’objet d’étude, le modèle noir est devenu un sujet politique. » Et le Musée d’Orsay d’inscrire désormais son mandat dans une rénovation politique de sa mission et de l’histoire de l’art tout entière. Les salles bondées en témoignent : le public était plus
que prêt.
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Le modèle noir dans l’art, un beau début
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 21 juillet 2019. Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, Paris-7e. De 9 h 30 à 18 h du mardi au dimanche, et jusqu’à 21 h 45 le jeudi. Tarifs : 14 et 11 €. Commissaires : Cécile Debray, Stéphane Guégan, Denise Murrell et Isolde Pludermacher.
www.musee-orsay.fr