PARIS
Le Musée d’Orsay consacre une importante exposition à la place des modèles noirs dans l’art et la culture française à partir du XIXe siècle.
Paris. Les bouleversements historiques succédant à la Révolution française, et notamment les deux abolitions successives de l’esclavage (en 1794 puis en 1848, la première n’ayant pas survécu à l’arrivée de Bonaparte au pouvoir), constituèrent un terreau favorable à l’augmentation de la population noire parisienne au cours du XIXe siècle. Cette minorité devint assez visible pour que l’École des beaux-arts fasse appel, en 1832, à un modèle noir que nous connaissons sous le nom de Joseph. Né à Saint-Domingue vers 1793, l’homme était déjà une célébrité dans le milieu artistique : acrobate depuis 1808 dans la troupe de Madame Saqui, il avait été recruté en 1818 comme modèle par Géricault pour son Radeau de la Méduse (1819). Des femmes noires vivaient aussi à Paris, la plupart du temps ouvrières, domestiques, prostituées, nourrices, ou, comme Joseph, en étant intégrées au monde du spectacle. On connaît la comédienne Jeanne Duval, née vers 1827, peut-être à Haïti, et devenue en 1842 le grand amour de Baudelaire. En 1862, Édouard Manet a peint celle-ci, diminuée par une attaque cérébrale et le pied paralysé, dans Jeanne Duval ou la Femme à l’éventail. C’est, a confié l’écrivain Philippe Sollers à Stéphane Guégan pour le catalogue de l’exposition « Manet » en 2011, un « tableau terrible. Manet peint ce qu’il voit et n’arrange rien. C’est un tableau cruel qui est le contraire de l’Olympia ».
Les deux œuvres, manifestes de la modernité, sont présentées dans l’exposition « Le modèle noir » au Musée d’Orsay puisque, dans Olympia (1863), à côté de Victorine Meurent figurant une prostituée, Manet a peint en servante le modèle « Laure, très belle négresse », telle qu’il la décrit fin 1862. De celle-ci, note Anne Higonnet dans le catalogue, « Manet exprime la modernité […] ; sa maîtrise de soi, sa liberté d’échanger son travail contre un salaire, son appartenance à une société urbaine active ».
Cette femme, dont on ne connaît que le prénom et dont on sait très peu de choses (peut-être était-elle nourrice), est à l’origine de l’exposition d’Orsay qui reprend en l’étendant celle qui s’est achevée en février à la Wallach Art Gallery à New York « Posing Modernity : The Black Model from Manet and Matisse to Today » (« La modernité prend la pose : le modèle noir de Manet et Matisse à nos jours »). Consacrée aux modèles féminins, celle-ci débutait par trois portraits de Laure par Manet et s’appuyait sur les recherches de Denise Murrell publiées sous le titre Seing Laure : Race and Modernity from Manet’s Olympia to Matisse, Bearden and Beyond (2014, éd. Columbia University) [« En regardant Laure : race et modernité de l’Olympia de Manet à Matisse, Bearden et au-delà »].
Sous le commissariat de Cécile Debray, Stéphane Guégan, Denise Murrell et Isolde Pludermacher, la manifestation parisienne couvre la période de 1801 aux années 1940, complétée d’un volet américain courant jusqu’à 2013, et réunit près de 300 œuvres et documents. Elle montre et contextualise les « grands oubliés du récit des avant-gardes […] », écrivent Laurence des Cars, directrice du Musée d’Orsay, et Jacques Martial, président du Mémorial ACTe. « L’étape française fait le choix de convoquer, au côté des figures anonymes, des personnalités aussi diverses qu’Alexandre Dumas, l’acrobate Miss Lala ou le clown Chocolat. » Une exposition foisonnante, donc,« une première proposition qui ne prétend en aucun cas traiter la question de manière définitive, mais espère apporter à un sujet complexe une première lecture, en ouvrant à notre réflexion de nouveaux chemins », argumentent-ils en préface d’un catalogue passionnant.
De l’individu à l’universel
Société. Le sujet de l’exposition peut paraître communautariste au regard français. En outre, la notion de « modèle noir » risque de réduire les personnes représentées à l’état d’objets dans le tableau, définis par leur seule couleur de peau ; enfin, la mise en exergue des créateurs et artistes noirs ou métis (Alexandre Dumas père, Théodore Chassériau, Joséphine Baker…) pourrait cantonner ceux-ci au rôle de représentants de la négritude. Mais les panneaux de salle et cartels apportent l’information qui permet de lever toute ambiguïté. Dès l’entrée, le public est prévenu que les titres des œuvres mentionnent le nom des modèles quand il est connu. Une démarche qu’explique dans le catalogue Anne Higonnet, du comité scientifique de l’exposition, en montrant la volonté d’individualiser ceux dont le destin est évoqué dans ces salles. Le poète, rappeur et essayiste passionné d’art Abd al Malik, invité par le Musée d’Orsay à présenter un spectacle et un livre à l’occasion de l’exposition, apporte son éclairage : « Je voudrais que le visiteur ne se pose pas la question de la couleur. On n’est pas au Musée de l’immigration mais au Musée d’Orsay. Dans l’histoire de l’art, il y a un moment précis où l’on a représenté la figure noire pour des raisons idéologiques ou artistiques. Cette exposition fait le point là-dessus. Mais surtout, peu importe que l’on ait affaire à des Blancs ou des Noirs, on a affaire à des êtres humains. Et aucun être humain n’est étranger à l’humaine condition. Ce qui me touche dans cette exposition, c’est l’aspect purement artistique, la représentation de l’universel. »
Élisabeth Santacreu
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°521 du 12 avril 2019, avec le titre suivant : Noir, couleur de la modernité