Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
Hier, j’ai fabriqué mon premier balai de genêt, avec quelques rameaux que j’ai coupés sur un des arbres que je vois par la grande ouverture que j’ai ménagée dans le mur de mon atelier. J’aime cette ouverture, comme une sorte de meurtrière géante, qui me donne l’impression, quand je peins, d’être immergé dans la nature, comme je m’immerge chaque matin dans la piscine que j’ai construite juste devant ma chambre. La complicité avec la nature, c’est la grande affaire. Et c’est une affaire très rare. Je la trouve chez Van Gogh. Chez lui, on croit voir les plantes, les arbres surtout, s’humaniser, prendre des formes presque humaines. Le peintre suppose les gestes de l’arbre, imagine les forces contre lesquelles il se bat, le vent, la tempête pour pousser, contourner un obstacle, trouver la lumière, étaler ses racines. La peinture de Van Gogh met en évidence les forces vitales de la nature. À l’opposé, que fait un impressionniste devant une forêt ? Il peint une bande bleue qui est la réminiscence d’une bande brune, mais qui n’exprime rien de la forêt. Ni sa chaleur, ni sa couleur, ni ses bruissements, ni les arbres où l’œil et le geste se heurtent, ni les bêtes qui y sont tapies, ni les innombrables insectes qui s’affairent sous les feuilles mortes, ni la danse sarcastique des moustiques, pas plus que le chant des oiseaux. Avec les impressionnistes, la forêt ne vit pas, on ne vit pas la forêt. Elle n’est qu’une impression optique.
Me voici donc avec mon balai, heureux et impatient comme un enfant à cheval sur son balai de sorcière, et prêt à en faire bon usage. C’est la nuit, moment idéal pour la peinture. Je suis dans l’atelier, dont les murs portent la trace de tant d’autres nuits de lutte. Un de mes assistants est là, pour m’aider dans ce combat. Depuis que j’ai perdu ma jambe droite, il y a bientôt quarante ans, durant la guerre que j’ai passée dans la Légion étrangère, je peins assis. Me voici donc avec mon balai que j’ai trempé dans la peinture. Devant moi, une grande toile, dont j’ai déjà travaillé le fond dans un bleu aérien posé avec un pistolet aérographe, semble attendre l’assaut. Mon assistant, qui me connaît bien, s’est mis derrière la toile, contre laquelle il a installé une plaque d’Isorel sur laquelle il se tient arc-bouté, afin d’éviter que, d’un geste trop violent, je vienne crever l’écran du tableau. Ce n’est pas moi qui suis excessif, c’est la peinture qui est violente, et moi, depuis que je suis enfant, je refuse d’avoir peur et de me soumettre. C’est ma grand-mère la responsable ! Elle craignait les orages et nous communiquait son effroi, nous obligeant à nous réfugier dans le couloir avant même le premier coup de tonnerre, dès que le ciel devenait menaçant. Dans le corridor sans fenêtre, j’imaginais des ciels déchirés, l’Apocalypse ! Mais, un jour – j’avais six ans –, je me ruai vers la porte et l’ouvris, m’élançant vers la fenêtre face à l’orage inconnu. Toujours, désormais, je prenais un cahier d’écolier, et dès qu’un éclair apparaissait je le dessinais très vite ; il fallait que j’aie achevé de tracer ses zigzags lorsque le tonnerre éclatait. C’était ma façon de conjurer la foudre. Si mon crayon était aussi rapide que l’éclair, rien de mal ne pouvait m’arriver ! Me voici donc aujourd’hui avec ce balai à la main, tel le crayon de mon enfance : rien de mal n’arrivera, que du bon, l’expérience physique de l’arbre et de la peinture.
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Le jour où... Hans Hartung a peint T1982-R11
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°681 du 1 juillet 2015, avec le titre suivant : Le jour où... Hans Hartung a peint T1982-R11