MARSEILLE
Deux lieux culturels emblématiques de la cité phocéenne présentent une exposition thématique sur le hasard, une notion aux contours flous et pourtant stimulante.
Marseille. Rares sont les occasions où une institution artistique s’empare d’une notion et l’examine à l’aune des œuvres. L’empreinte, la nuit, l’envolée en sont quelques exemples. Le choix de Marseille – le thème du hasard – n’était pas sans risque, tant il est difficile de l’évoquer dans le processus créatif. De fait, cette intervention semble aller à rebours de notre vision du geste artistique qui maîtrise parfaitement la matière. Et pourtant : « L’accidentel, l’aléatoire […], les coulures, les compressions font émerger un répertoire de formes libres », écrit Guillaume Theulière, le commissaire de l’exposition. C’est ce répertoire d’une grande richesse, que propose la manifestation qui associe le Centre de la Vieille Charité et la Friche la Belle-de-Mai.
Chronologique, le parcours, accompagné de panneaux didactiques, rappelle la recommandation de Léonard de Vinci de découvrir, dans les taches d’un vieux mur, batailles, figures ou paysages. On pourrait se demander s’il ne s’agit pas ici d’un hasard passif, dont l’origine n’est pas l’activité plastique de l’artiste, mais sa capacité à repérer les caprices de la nature. Autrement dit, l’œil devance la main. Le génie italien, précurseur des affichistes ?
C’est avec les romantiques et les symbolistes que les formes se libèrent de leur carcan ; le contour cède pour laisser la place à une figure de style emblématique : la tache. Avec cette « forme sans forme », diluée, fondue, dissoute, labile en somme, le contrôle se relâche et fait place à l’improvisation, voire au hasard. Notons que le magnifique Paysage : ville et tours sur l’horizon de Victor Hugo (1855), d’une remarquable modernité, les « aquarelles à l’écrasage », plus anecdotiques de George Sand, les œuvres d’Odilon Redon et de Gustave Moreau ou l’étonnante marine d’August Strindberg sont tous des paysages. Ce genre est plutôt perçu comme une somme où le détail, qui ne doit pas menacer la cohésion de l’œuvre, est discrédité, ou subordonné à l’ensemble. Les formes s’estompent, fusionnent et l’effacement de la ligne facilite l’émergence de la couleur. Écoutons Bachelard : « Le paysage […], c’est une matière qui foisonne. »
Cependant, quand, au XIXe siècle, la représentation de la nature était parfois simple prétexte à introduire la tache, avec l’art du XXe siècle, la matière et ses accidents accèdent au premier plan. Si l’œuvre d’Henri Michaux, cette flaque molle qui s’étire, est emblématique par son titre – Grande tache grise, 1955 –, les travaux de Fred Deux, de Laure Garcin ou de Sam Francis font partie de la même catégorie. Simon Hantaï encore, qui avec sa méthode du pliage, développe un processus créatif où presque rien n’est prévisible. « On peint à l’aveugle, à tout hasard, jetant le dé », déclare-t-il.
Dans le domaine tridimensionnel, ériger une sculpture implique de dresser des volumes qui résistent aux lois de la gravité. Les célèbres 3 Stoppages-étalon de Marcel Duchamp (voir ill.) illustrent le renoncement à ce principe millénaire. Laissant tomber trois fils en métal d’un mètre sur des panneaux en bois, il enregistre les traces de ce passage du vertical à l’horizontal, dont il n’a pas le contrôle. Partant du même principe, Hans Arp réalise des papiers collés de composition aléatoire, déterminés par les morceaux déchirés d’une feuille de papier, qu’il laisse choir.
Tirage au sort, combinatoire, brûlures, compressions, automatisme, cueillette de matériaux insolites ne sont que quelques-uns des procédés présentés à Marseille. Tout laisse à penser que les créateurs ont abandonné leur savoir-faire, et leur technique et « ont laissé à la matière le soin d’être elle-même le moteur de sa propre évolution vers la matière artistique » (Maurice Fréchuret, historien de l’art). En d’autres termes, le monologue artistique se transforme en dialogue. La liste semble interminable : de splendides cadavres exquis, issus de l’importante collection du surréalisme que possède le Musée Cantini de Marseille, la géométrie désordonnée de François Morellet, fondée sur les chiffres d’un annuaire téléphonique 10 lignes au hasard (1975), ou une série d’Aurélie Nemours, exécutée selon un système combinatoire, Nombre et Hasard (V 1938), 1991.
À la Friche la Belle-de-Mai, l’esprit de Fluxus plane. Des travaux plus contemporains, dont des commandes réalisées en vue de la manifestation, font preuve de l’imagination débordante de ces jeunes artistes. Certes, parfois un protocole rigide ne laisse que peu de place au hasard – Virginie Sanna, Cubes de 10, 2015-2019. Ailleurs, toutefois, sous les auspices d’un terme très – trop – à la mode, « sérendipité », on peut y croiser une vidéo qui suit un « ruisseau » de lait, dévalant les rues de Marseille, en empruntant un trajet imprévisible (Marie Bovo, La Voie lactée, 2016). Ailleurs, ce sont des silhouettes de passants qui déambulent dans la gare de São Paulo (Perrine Lacroix, Pas perdus, 2004). Le visiteur, lui, déambule aussi au gré du hasard parmi les œuvres. Parfois un peu dérouté, parfois fasciné, toujours intrigué. C’est un bon signe.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°534 du 29 novembre 2019, avec le titre suivant : Le hasard fait bien les choses à Marseille