ÉVIAN-LES-BAINS
Ils font partie de ces artistes restés fidèles à l’impressionnisme alors que se succédaient les avant-gardes. On les redécouvre avec une certaine nostalgie.
Évian-les-Bains (Haute-Savoie). Henri Martin (1860-1943) et Henri Le Sidaner (1862-1939) sont des représentants des « derniers impressionnistes », figures d’un « courant intimiste qui a dominé la Belle Époque », selon Yann Farinaux-Le Sidaner. Le commissaire scientifique de cette exposition qui met en perspective au Palais Lumière les œuvres de ces deux peintres en a rédigé le catalogue avec Marie-Anne Destrebecq. Ce propos de Martin y est cité : « Nos natures étaient un peu différentes, mais nos visions d’art étaient parallèles. » « Henri Martin est très timide, souligne Yann Farinaux-Le Sidaner, rugueux, batailleur, et Le Sidaner est très réservé sans être timide et s’exprime avec une infinie distinction. » Martin le Toulousain brille dans ses études – il est l’élève de Jean-Paul Laurens – et expose très vite au Salon. Le Sidaner, né à l’île Maurice, grandit à Dunkerque et, après son passage dans l’atelier d’Alexandre Cabanel et à l’école des beaux-arts de Paris, rejoint la colonie de peintres d’Étaples, au nord de la France. Ils se rencontrent en 1891 et leur amitié durera toujours.
L’un restera fidèle à la lumière franche du Midi quand l’autre adoptera les tons rompus du Nord. Tandis que Martin s’exprime avec des touches fragmentées parallèles le rapprochant du néo-impressionnisme, Le Sidaner conserve une facture impressionniste. Tous deux connaissent une période marquée par le symbolisme, plus tranchée chez Martin. Il décrit ainsi son tableau Fleur du mal (1890), inspiré de Baudelaire : « Une femme blonde […] montre d’une main une fleur idéale, et de l’autre, levée dans la même position, elle cache dans ses cheveux de grandes fleurs aux puissances funèbres. […] La bouche a un sourire que je voudrais diabolique.» En 1900, sa Beauté décroche une médaille d’or à l’Exposition universelle tandis que Le Dimanche de Le Sidaner, réunion de jeunes femmes en blanc imaginée d’après un poème de Max Elskamp, obtient une médaille de bronze. Peut-être Martin s’est-il souvenu de la composition de son ami dans son Esquisse pour Les Champs-Élysées (vers 1939)…
Le véritable genre de Le Sidaner est le paysage. Après Venise dans les années 1890, il part à Bruges en 1899. Il y reste un an et semble avoir intégré dans son art l’image de « Bruges-la-Morte », titre du célèbre roman symboliste de Georges Rodenbach. Peu à peu, la figure disparaît de ses tableaux. Même La Fontaine (1904), peinte à Paris, ne laisse entrevoir que des silhouettes indistinctes. La Treille, lac Majeur (1909) est, écrit Camille Mauclair, une « musique de nuances qui s’élève graduellement de l’ombre au soleil ». La palette s’éclaircit au cours du temps, sans doute sous l’influence des séjours dans le Midi (Soleil dans la maison, Villefranche-sur-Mer, 1925). La Maison sous la neige (1936), peinte à Versailles où la famille Le Sidaner a désormais sa résidence principale, avec ses couleurs délicates, est bien éloignée des blancs sales et des bruns qui régnaient dans La Place, neige de 1902. Cette œuvre représentait Gerberoy, le village de l’Oise où les Sidaner jouissent d’une large vue et d’un jardin qui occupera l’artiste jusqu’à la fin de ses jours. C’est là qu’ont été peintes la plupart des célèbres tables, toujours dressées devant la maison, attendant les visiteurs du jour.
Henri Martin a également eu son jardin d’Éden. À Labastide-du-Vert, dans le Lot, Le Pont (vers 1910) prend des teintes chaudes sous le soleil et La Terrasse sous la pluie (vers 1930) est illuminée du reflet des flaques, du blanc des caisses de lauriers-roses et du vermillon des géraniums. Alliant les couleurs du fauvisme à sa touche divisée, le « peintre de la lumière », comme le qualifiait Louis Hourticq, construisait des images de bonheur qu’il recyclait souvent dans les grands décors qui ont fait sa gloire. Les esquisses L’Été (vers 1905) et Les Regains, l’été (1910), probablement des cartons de tapisseries, Les Moissons (1918) pour le Conseil d’État, ou Vignes en automne (vers 1927) pour la préfecture de Cahors évoquent un âge d’or. Pour le décor de la mairie du 6e arrondissement de Paris, il magnifie le monde du travail (Le Chantier du Palais de Justice, vers 1914) et renouvelle le thème avec le décor pour le Conseil d’État (Les Paveurs, vers 1925).
Ces peintres du bonheur ont connu la célébrité : Martin pour ses décors, Le Sidaner dès qu’il explora dans ses tableaux ce que son arrière-petit-fils appelle « les heures intermédiaires ». Ils séduisent aujourd’hui un public désireux de retrouver ces ambiances intimistes ou joyeuses. Présentée dans différentes villes du Japon entre 2021 et 2023, l’exposition y a rencontré un grand succès.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°637 du 5 juillet 2024, avec le titre suivant : Le goût du bonheur avec Henri Martin et Henri Le Sidaner