Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
Accusé, levez-vous et veuillez décliner votre identité à la barre !
– Je m’appelle Rousseau, Henri Rousseau, mais tout le monde m’appelle le Douanier Rousseau.
– Vous êtes douanier ?
– Non, je suis artiste peintre. Avant, j’étais employé à l’octroi de Paris. C’est Alfred Jarry qui m’a donné ce surnom, qui m’est resté.
– Tenons-nous en aux faits. Vous êtes accusé d’avoir tenté, avec l’aide de votre complice Sauvaget, de détournement d’argent et d’usage de faux au détriment de la Banque de France.
– Je ne suis pas un escroc, Monsieur le président, je suis un grand peintre. Sauvaget, il était sympathique, on avait joué de la musique ensemble. Il m’a dit qu’il voulait se venger de la banque, qui avait tenté de l’écraser. Moi, j’ai été sensible à l’argument, parce que les puissants qui veulent vous détruire, je sais bien ce que ça veut dire, avec le jury du Salon qui n’a jamais voulu de moi. C’est sûr que je suis trop bon, et que Sauvaget m’a trompé, mais je suis quelqu’un de très renommé, et il ne faudrait pas que cette affaire vienne nuire à ma réputation.
– De quoi vivez-vous ?
– J’enseigne, je suis professeur de dessin et de peinture à l’Association philotechnique de Paris pour l’instruction gratuite des adultes, depuis 1903. Je dois d’ailleurs y donner mon cours cet après-midi. Si vous pouviez me libérer à temps, je vous en serais très reconnaissant. Ça m’ennuierait beaucoup d’arriver en retard, je n’ai jamais manqué un cours depuis quatre ans.
– Monsieur Rousseau, vous n’avez pas l’air de vous rendre compte de la gravité de ce dont on vous accuse !
– Au contraire, Monsieur le juge, c’est très grave, parce que je suis un grand artiste moderne, le meilleur avec mon ami Picasso, et dans quelques mois je dois exposer au Salon des indépendants. J’ai prévu de peindre un sujet qui devrait plaire, ça s’appellera Les Joueurs de football. Cette nuit, j’en ai vu la composition en rêve : quatre hommes en maillots rayés qui se disputent le ballon dans un beau paysage très bien peint, bien fini comme je les aime. Mais pour ça, vu que le tableau fait bien dans les 1 mètre de haut, il me faut bien deux mois pour le peindre. Alors quel malheur ça serait si je n’avais pas le temps.
– Silence, silence, je demande au public de se taire !
– Oh, vous savez, Monsieur le président, les rires, j’en ai bien l’habitude. Ce sont les rires de l’ignorance, ils ne viennent pas de gens éduqués comme vous et moi. Et puis, on ne sait jamais, parmi ces rieurs qui viennent me voir, peut-être y a-t-il de futurs acheteurs. J’ai d’ailleurs apporté avec moi un portrait de ma composition, afin de vous montrer qu’après bien des épreuves, et beaucoup de travail, je suis devenu l’un de nos meilleurs peintres réalistes.
– Monsieur vous me paraissez complètement irresponsable.
– Au contraire, Monsieur le président, et si vous me libérez, pour vous prouver que je ne suis pas un ingrat, je vous ferai un cadeau dont vous n’aurez pas à vous plaindre : un portrait de votre dame, de la grandeur que vous voudrez.
– Mais vous risquez jusqu’à deux ans de prison !
Quelle injustice ce serait. Et surtout quelle perte cela serait pour l’art si je devais être emprisonné.
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Le Douanier Rousseau a vu en rêve Les Joueurs de football
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Abonnez-vous dès 1 €Du 22 mars au 17 juillet 2016. Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, Paris-7e. Du mardi au dimanche de 9 h 30 à 18 h, nocturne le jeudi jusqu’à 21 h 45, fermé le lundi. Tarifs : 12 € et 9 €. Commissaires : Guy Cogeval et Gabriella Belli. www.musee-orsay.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°690 du 1 mai 2016, avec le titre suivant : Le Douanier Rousseau a vu en rêve Les Joueurs de football