Le chant du monde de Madeleine de Sinéty

Guingamp. De 1972 à 1981, la photographe Madeleine de Sinéty a partagé la vie des habitants de Poilley, un petit village agricole breton et a immortalisé leur quotidien. Très peu d’images sont sorties de cet ensemble jusqu’à son dépôt au Musée Nicéphore Niépce de Chalon-sur Saône, il y a quatre ans. Du travail mené sur ce fonds par Jérôme Sother, co-directeur du Centre d’art GwinZegal, est née l’exposition « Madeleine de Sinéty, un village », et un livre, dont le succès inattendu en librairie se prolonge toujours trois mois après sa sortie.

Moisson, récolte de pommes, cour de ferme où l’on tue le cochon, cheval que l’on conduit, dîner que l’on prépare ou fête du village : Madeleine de Sinéty a su montrer le quotidien en se faisant oublier. Les images véhiculent l’empathie et la confiance que ces années passées en commun ont tissées. On la laisse photographier ce qu’elle veut, les femmes du village en particulier. Une chevelure grise que l’on brosse le soir avant d’aller se coucher, une mère de famille à la tâche au milieu d’une nuée de jeunes enfants ou un cataplasme qu’un mari appose au dos de sa femme à moitié nue : les faits et gestes de l’intime se livrent sans fard ni mise en scène tandis que les enfants, nombreux, partagent leurs jeux et leurs regards. La modernité n’a pas encore métamorphosé ce monde rural dont les intérieurs disent beaucoup de la rudesse des activités agricoles et des générations différentes qu’elles rassemblent encore. Cinquante ans plus tard, ces images témoignent de la capacité de leur auteure à rendre sensibles et présents des êtres ou des situations les plus diverses.

De la campagne, Madeleine de Sinéty (1934-2011), née dans une famille d’aristocrate, ignorait pourtant tout. L’installation dans ce village agricole au nord de Rennes n’a pas été préméditée. Sa découverte s’est faite par hasard, un soir de retour de vacances et de circulation trop dense. Sur la carte, elle a repéré ce village pour y passer la nuit. Sa situation, à l’écart des grands axes routiers en direction de Paris, a aiguillé son choix. À l’aube, bruits et odeurs des fermes et des étables la ramenèrent à ce qu’elle contemplait enfant, depuis le château de son arrière-grand-mère, fascinée par ce qui s’y déroulait. Sa décision de quitter Paris et sa carrière de dessinatrice pour s’installer à Poilley s’est faite dans la foulée. Au cours de ces dix années, des images se sont accumulées : 33 280 diapositives couleur et 23 096 négatifs noir et blanc. Cette archive entre parfois en résonance avec son journal intime dont l’exposition, mais surtout le livre édité pour l’occasion, donnent à lire quelques pages.

L’autoportrait est absent du corpus d’images et la présence de son premier garçon à peine évoquée. Madeleine de Sinéty ne se raconte pas, pas plus qu’elle n’envisage de publier ces photographies. Elle n’est pas davantage à la recherche d’une reconnaissance artistique. La photographie est simplement le médium adapté pour capter et partager ce qui l’attache aux êtres de ce village et à ce monde voué à disparaître. Régulièrement, elle organise pour les habitants des lieux des soirées de projection. À Guingamp, la reprise de ses projections est d’ailleurs un des temps forts de l’exposition. Aucune image n’est faible. La sélection resserrée, la qualité des tirages modernes et leur articulation renforcent à cet égard le sentiment de vivre un moment rare, et l’envie de poursuivre la lecture de ce chant du monde à nul autre pareil.