Le Bundeskunsthalle de Bonn tente de comprendre et d’illustrer les correspondances entre le cerveau, la science et les arts, dans une exposition-fleuve qui risque de noyer les visiteurs.
Bonn (Allemagne). Léonard de Vinci affirmait que l’art était une « cosa mentale », autrement dit une chose de l’esprit. Un peu plus tard, dans les « Vies des artistes » (1550) Giorgio Vasari, à son tour, déclarait que le dessin procédait de l’intellect. Certes, il s’agissait d’une période où l’on croyait encore au génie de l’homme universel, capable d’embrasser la science et l’art, ce dont le père de La Joconde fut l’exemple parfait. Depuis, sauf quelques exceptions, la science – assimilée à la raison, à l’objectivité, voire à la vérité –, et l’art – régi par l’émotion, l’imaginaire et la subjectivité –, semblent être aux antipodes. Cela n’a toutefois pas empêché les peintres et les sculpteurs de réaliser des allégories établissant des rapprochements entre le métier de l’artiste et celui du savant, comme si, finalement, ils partageaient un processus de création analogue. De fait, l’une est l’autre ; ces activités sont dirigées par le même moteur, cet « organisme dans l’organisme », selon le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, le cerveau. Mais, ce dernier, avec ses quelque 600 millions de synapses – des connexions de neurone à neurone – par millimètre cube, n’est pas encore prêt à révéler tous ses secrets.
Il est probable que les commissaires de la Bundeskunsthalle – Henriette Pleiger et Johanna Adam – ne se faisaient pas d’illusions quant au déchiffrement de cette énigme biologique. Néanmoins, le parcours ambitieux – trop ? – impressionne. Les différentes sections interrogent le contenu du cerveau, son mode de fonctionnement, y compris ses empêchements – tumeurs, Alzheimer. Des notions aussi diverses et parfois vagues comme la pensée, l’inspiration, la perception, le sommeil, le rêve ou l’inconscient y sont abordées.
La difficulté principale dans ce face-à-face, annoncée par le titre « Le cerveau en arts et en science », est d’éviter de réduire les œuvres au rang de simples illustrations. Tâche d’autant plus difficile que l’accrochage, dominé malgré tout par les sciences, nécessite la présence d’images de type anatomique. Il n’en reste pas moins que la variété chronologique et géographique des artefacts réunis ici est une source de surprises pour le spectateur.
Ainsi, dans la section « Métaphores », l’œuvre de Fritz Kahn, L’homme comme palais industriel (1926, voir ill.) est une version humaine de la célèbre « animal-machine » de René Descartes, dont le crâne est présent à Bonn. Le « personnage » de Kahn est un corps où tous les organes sont remplacés par un système de tuyauterie complexe, contrôlé par le cerveau. Cette métaphore, qui présente le corps comme une machine, est un thème récurrent, qui va de l’automate au cyborg (Claus Christian Scholz-Nauendorff, Maschinenmensch MM6, 1958). Rêve ou cauchemar que l’on retrouve avec les différentes « améliorations » de nos capacités physiques et mentales, tantôt grâce aux récentes inventions dans le domaine électronique comme les puces implantées, tantôt d’une manière plus éphémère et plus illusoire, par le truchement de substances hallucinatoires.
Une autre façon de s’absenter temporairement de la réalité est de se plonger dans le sommeil. Le magnifique nu de Kiki Smith est un corps enroulé autour de lui-même, flottant dans l’espace, détaché de toute contingence gravitationnelle (Rêve, 1992). De même, une œuvre d’Erich Heckel met côte à côte un homme à l’expression troublée et une femme au visage apaisé, qui dort au premier plan dans le tableau (Femme dormant, 1932). Cependant, même le rêve ne signifie pas toujours l’arrêt de toute agitation ; on connaît la phrase de Francisco de Goya, « Le sommeil de la raison engendre des monstres » (Ernst Barlach, Le Cauchemar, 1912).
Ailleurs, ce sont les détériorations du cerveau qui sont mises en scène. Parfois il s’agit d’un processus impitoyablement lent – la démence sous toutes ses formes –, parfois la rupture est imprévisible et brutale. La série des trois autoportraits d’Anton Räderscheidt, réalisée quelque temps après un accident vasculaire cérébral, comme une forme de thérapie artistique, est un témoignage magnifique et terrifiant à la fois de la condition tragique de l’artiste (Trois Autoportraits, 1968).
Plus paisible et plus poétique est la section qui traite de l’inspiration. Ce thème, mais il en va de même pour la perception ou l’émotion, montre, répétons-le, la difficulté de la démonstration car ces notions abstraites résistent à toute traduction scientifique. Pour illustrer l’inspiration, le parcours fait appel à quelques représentations de personnages en train de méditer, prenant des poses convenues (Camille Corot, Méditation, 1885-1860, Wilhelm Ferdinand Bendz, Le Peintre Georg Heinrich Cola dans son atelier, 1832). Autrement dit, des lieux communs.
La grande richesse de l’exposition – mais aussi probablement sa limite – est le trop-plein d’objets, presque à l’instar d’un cabinet de curiosités. Certes, le mélange hétéroclite du « Wunderkammer » [cabinet de curiosités] traditionnel cède la place à une organisation rigoureuse par sections bien définies. Mais le visiteur, malgré les nombreux panneaux pédagogiques, risque d’être un peu dépassé par la quantité d’informations proposées par le musée.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°584 du 4 mars 2022, avec le titre suivant : Le cerveau et l’art