PARIS
Les images silencieuses, presque sans vie, en tout cas sans désir, d’animaux en cage plongent les visiteurs dans un étrange ailleurs.
Paris. Dans les années 1960, Gilles Aillaud (1928-2005) faisait des tableaux-manifestes. En ce temps-là, il croyait qu’un geste d’éclat, qu’une action commune avec ses confrères pouvait changer le rapport à la société. Au Centre Pompidou, une seule toile rappelle cette période enragée : un prisonnier américain gardé par un Viêt-cong, sur fond de rizières (La Bataille du riz, 1968). Mais les temps ont changé. Aillaud est resté dans le désert. Ou au bord de la mer, face à la marée basse. Hors de la société, hors de la modernité, loin, nulle part. Absent ou presque de ses tableaux, il n’est qu’un regard posé sur un monde minéral, traversé par des animaux.
Les images choisies par Didier Ottinger, commissaire et conservateur en chef au Centre Pompidou, sont celles d’un silence absolu, à l’instar d’un poste de télévision, dont on aurait coupé le son. Des espaces figés dans l’instantané et où les aiguilles du temps se mettent à tourner à l’envers (Les Oiseaux du lac Nakuru, 1990). Paysages sans limites, visions étranges et glacées, comme filtrées par une vitre invisible. Des pays inconnus et familiers, proches et lointains à la fois, d’une luminosité impitoyable. Des plaines, étendues à l’infini, des nappes aquatiques, immobiles à jamais, qui restent inaccessibles au spectateur, progressivement saisi d’un sentiment d’irréalité. Des volumes sans poids et sans consistance, des décors de théâtre où nulle pièce ne se joue.
Si les animaux apparaissent parfois dans leur milieu naturel – Girafes, 1986 –, le thème principal de Gilles Aillaud, au cœur de l’exposition, est cet endroit sinistre qu’est le zoo. Sa peinture revient sans cesse à ce lieu où l’homme tient captifs des animaux qu’il a déplacés et emprisonnés au prétexte de mieux les connaître et les admirer. Images de faible densité, qui semblent contaminées par la passivité des fauves ; les hippopotames et les crocodiles flottent dans l’eau sale d’un bassin carrelé, les singes sommeillent au bout d’une corde, le serpent s’est endormi dans la paille… Le peintre prend ses distances avec toute vision exotique, toute tentative de faire croire à la possibilité de reconstituer un milieu naturel en dehors de la nature. En réalité, le zoo chez Aillaud est proche d’un reality show, tant la réalité qu’il présente semble toujours construite, tant l’effet du réel se substitue au réel.
Pour l’artiste, il s’agit de mettre en évidence les signes matériels de cette situation artificielle, de neutraliser les animaux en les plaçant dans des positions qui n’ont rien de séduisant. Les singes ne font pas les singes, les ours ne se dressent pas en majesté, l’hippopotame n’est qu’un tas de chair… Ces animaux ne s’expriment pas, se contentent d’exister dans un cadre non choisi sans jouer le rôle que leur attribue l’homme.
Didier Ottinger a conçu un parcours ouvert, un open space en quelque sorte, où le visiteur part à la recherche des animaux, pas toujours faciles à découvrir. Situation familière à tous ceux qui se trouvent souvent frustrés, au zoo, face aux cages où l’on passe son temps à lire la description de l’animal, à guetter son apparition, en vain. C’est avant tout ce refus et cette frustration qui sont évoqués dans ces œuvres.
Ainsi, avec Piscine vide (1974) – comme avec Georges Seurat, les titres d’Aillaud sont souvent abrupts, sans pronom –, l’environnement aquatique dans lequel séjourne l’hippopotame est une piscine banale, au sol usé, voire sale. Ce que l’on remarque en premier lieu, ce sont les pancartes que l’artiste laisse traîner ou encore l’outil indispensable pour remplir d’eau la piscine, un tuyau noir pendu mollement sur un rebord de cette pièce d’eau. Pas plus mou toutefois que l’hippopotame, que le regard du spectateur croise presque par hasard, totalement prostré dans un coin de la toile, derrière une grille.
Ailleurs, un serpent s’enroule sur une branche en épousant parfaitement ses courbes (Python, 1975). Ailleurs encore, un autre reptile prend la forme d’un tuyau (Serpent et Tuyau, 1970). Dans un cas comme dans l’autre, l’immobilité du décor s’anime à peine par la présence de la bête.
À l’opposé des lignes souples d’animaux, Aillaud trace des parallèles qui déterminent une composition, très visible, très rigide. Dans ses toiles, on croise souvent le fameux emblème du modernisme, la grille. Chez lui, toutefois, ce signe distinctif du minimalisme, se transforme en cage ; ces formes d’une précision géométrique sont teintées d’une couche de couleur mince, immaculée (Orang-outang, 1967). Aucune tache, aucune irrégularité ne vient perturber cette perfection qu’on soupçonne trop grande. La pratique picturale joue sur les deux tableaux et fait fi de la confrontation entre figuration et abstraction, entre narration figurative et minimalisme (Grille et Grillage, 1971).
Si ces représentations exaspèrent, c’est qu’elles ne remplissent pas leur rôle habituel. Ni provocation, ni plaisir, elles « court-circuitent » notre réseau émotionnel, se dérobent à tout affect. Les images d’Aillaud, magnifiques, sont des images sans désir, sauf, peut-être, le seul pour lui qui vaille : le désir de la peinture.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°620 du 3 novembre 2023, avec le titre suivant : Le bestiaire déréalisé de Gilles Aillaud