Fin 1908, dans son atelier du Bateau-Lavoir, le jeune Pablo Picasso organise un banquet en faveur du Douanier Rousseau. Y assistent Guillaume Apollinaire, Georges Braque, Max Jacob, Gertrude Stein et, bien sûr, Henri Rousseau et « son magique pinceau ».
Figure haute en couleur du Montmartre du début du siècle, le père Soulié avait installé sa boutique de brocante rue des Martyrs, à l’angle de la rue Alfred-Stevens, face au cirque Medrano. Un vrai repaire d’objets en tout genre dans le fatras duquel étaient accumulées des toiles sans valeur qui faisaient le bonheur de toute une population de peintres qui les rachetaient à bas coût pour s’en servir après les avoir nettoyées et grattées. Ancien lutteur de foire, ivrogne invétéré, saoul du matin au soir, le père Soulié, qui engloutissait plus de cinquante apéritifs et absinthes dans sa journée, n’en était pas moins un homme affable et respecté ! C’est dans son antre que Picasso, qui avait établi ses quartiers au Bateau-Lavoir, tomba un beau jour sur une toile qui représentait un immense portrait de femme. S’il n’en voyait que la tête qui dépassait, le portrait lui plut immédiatement. Le peintre dira plus tard avoir été fasciné par la force de son regard, « sa pénétration française, sa clarté, sa décision ». Le père Soulié lui précisa qu’il s’agissait d’un artiste nommé Rousseau mais, surtout, que la toile était de très bonne qualité. « Vous pourrez la gratter et peindre par-dessus ! », lui dit-il pour l’encourager à l’acheter. Mais telle n’était pas l’intention du peintre, qui en offrit 5 francs au père Soulié et qui a toujours gardé auprès de lui ce tableau. Représentant le Portrait de Yadwigha (1895), une « institutrice polonaise », selon les dires de l’auteur, qui avait posé pour Le Rêve – en fait, sa chère Clémence –, le tableau se trouve aujourd’hui au Musée Picasso.
Trois coups sourds et, soudain : le Douanier Rousseau
Quand il l’achète, le Catalan n’est alors âgé que de vingt-sept printemps. S’il est depuis un an l’auteur des Demoiselles d’Avignon et déjà introduit dans le petit microcosme de l’art parisien, certains qui les ont vues en sont plus effrayés que conquis, inquiets de voir le peintre s’égarer selon eux dans des recherches sans avenir. Picasso ne s’enferme pas pour autant dans la solitude. À la fin de l’année 1908, face au désintérêt total que marque le public – amateurs, collectionneurs et critiques confondus – pour le Douanier Rousseau, dont il est devenu l’un des plus fervents défenseurs, il décide de lui rendre hommage en organisant un banquet en son honneur. L’événement aurait pu être à jamais enterré dans les oubliettes de l’histoire, si ce n’est qu’il fut l’occasion d’une fête mémorable. Une de ces fêtes païennes, comme savent en faire les artistes quand ils se laissent emporter par le pur plaisir de la vie. Une de ces fêtes inoubliables, parce que sa mémoire a été colportée par toutes sortes de relais, mais surtout parce qu’elle rassemblait toute une population de figures aujourd’hui passées à la postérité.
C’est dans son atelier du 13, rue Ravignan, au Bateau-Lavoir, que Picasso organisa ce banquet. Le peintre en avait quasi totalement débarrassé les murs de sorte à bien mettre en valeur le tableau qu’il avait acheté du Douanier Rousseau et tout un décor de guirlandes, de festons et de lampions y avait été mis en place pour donner à l’endroit l’allure d’une salle des fêtes. Sous la verrière de l’atelier avait été tendue une banderole avec ces mots peints en grosses lettres : « Hommage à Rousseau ». Deux trois grandes planches, quelques tréteaux et les tables avaient été dressées en glanant ici et là tout un service de bric et de broc. L’Espagnol ne s’était pas compliqué la tâche, il avait saisi tout ce qui était à portée de sa main, l’essentiel n’étant pas dans l’apparat mais dans la chaleur d’une réunion d’amis. Et ils étaient nombreux. Il y avait là, notamment, Guillaume Apollinaire avec la jeune Marie Laurencin, Georges Braque, Ramón Pichot – peintre catalan qui, de dix ans plus âgé que Picasso, avait été pour lui comme un père de substitution –, André Salmon, Maurice Raynal, critiques d’art, le sculpteur Auguste Agéro, les poètes Max Jacob et Maurice Cremnitz – plus connu sous son nom de plume de Maurice Chevrier –, les collectionneurs américains Leo et Gertrude Stein et toute une foule d’autres artistes et écrivains… Bref, que du beau monde du Montmartre et de la scène artistique parisienne d’alors.
En réalité, la fête avait commencé dans un bar de Montmartre – le bar Fauvet, situé rue des Abbesses – où les convives s’étaient retrouvés pour l’apéritif. Une façon de mieux se préparer à être de vivante humeur avant de rejoindre l’atelier de Picasso, ce qui fut fait une heure plus tard. Ce dernier avait tout organisé et tout réglé pour que la fête prenne les allures d’une prestigieuse cérémonie. Les invités étaient priés de se débarrasser de leurs affaires dans les ateliers voisins, qui avaient été réquisitionnés pour servir de vestiaires. Sur le seuil de sa porte, Picasso accueillait ses hôtes et indiquait à chacun sa place, l’artiste ayant pris soin lui-même de faire un plan de table selon un protocole précis. On imagine dans quel joyeux brouhaha tout un chacun est allé la rejoindre ; aussi, lorsque trois coups sourds se firent entendre soudain, le silence fut général. Parut alors le héros de la fête, le Douanier en personne, mi-fantôme, mi-commandeur, semblant sortir d’on ne sait où, coiffé d’un grand feutre mou, sa canne à la main gauche et son violon dans la droite. Se prenant au jeu de tant de rituels, Rousseau était – rapporte-t-on – tout à la fois solennel et intimidé. De toute évidence émerveillé à la vue de tous ces lampions qui s’étaient aussitôt allumés dès son entrée.
Picasso, dans le genre égyptien, Rousseau, dans le moderne
Il n’existe pas vraiment de relation détaillée et complète de ce banquet, la mémoire éméchée des convives ne l’ayant pas vraiment permis sans doute. Il en reste toutefois ici et là différentes bribes qui permettent de recoller plus ou moins les morceaux pour se faire une idée de l’ambiance qui y régna. D’aucuns racontent que le repas se fit attendre pendant de très longues minutes jusqu’à ce que Picasso, qui avait recouru aux soins d’un traiteur, s’aperçoive qu’il s’était trompé de jour pour la commande. Face à cette catastrophe, ce fut alors une vraie cavalcade de tout un lot de convives qui allèrent courir le quartier en quête de quelques victuailles. Épiceries et marchands de vin furent littéralement dévalisés et l’on ne comptait plus le nombre de boîtes de conserve et de bouteilles de vin qui s’entassèrent alors sur les tables. Celui-ci coulait déjà à flots, Picasso ayant été plus préventif de ce côté-là.
La fête battait son plein et chacun cherchait à faire entendre sa voix pour célébrer à sa manière le Douanier. Maurice Cremnitz se leva pour chanter une chanson à sa gloire et tout un chacun d’en reprendre le refrain en levant son verre en direction de l’élu : « C’est la peinture de ce Rousseau/Qui dompte la nature/Avec son magique pinceau. » Dans sa biographie de Picasso, John Richardson raconte comment « Pichot se lança dans une magnifique danse religieuse espagnole qu’il acheva allongé sur le sol, en Christ en croix », tant il était ivre. On buvait, on parlait, on chantait, on dansait. À un moment, le Douanier Rousseau se leva à son tour, bien décidé à jouer une valse de sa composition – il était l’auteur d’un certain nombre de petites pièces musicales – qu’il déclara dédier à Clémence, sa seconde femme dont il était pourtant déjà séparé. Fernande Olivier, la compagne de Picasso, raconte que Rousseau était tellement pris dans le tourbillon de sa propre musique qu’il ne se rendait pas compte qu’une bougie coulait goutte à goutte sur sa tête pour y former comme une petite pyramide burlesque.
Vint le tour de Guillaume Apollinaire qui ne manqua pas de réciter un poème à la gloire de celui qu’il ne cessa jamais d’encenser, le considérant comme « le plus étrange, le plus audacieux et le plus charmant des peintres de l’exotisme ». Rapidement rédigé in situ sur le coin de la nappe en papier, le poète y fit allusion aux paysages aztèques, aux singes, aux mangues et aux ananas qu’on trouve dans les œuvres du peintre, achevant par ces mots : « Les tableaux que tu peins, tu les vis au Mexique », pour bien souligner l’authenticité de la démarche de l’artiste.
Tout entier à la fête, heureux comme il ne l’avait jamais été, l’esprit quelque peu brouillé par l’ivresse, le Douanier Rousseau entama alors l’un de ses airs favoris : « Aïe ! Aïe ! Aïe ! Que j’ai mal aux dents », puis s’écroula de fatigue sur un canapé. Quand, au petit matin, le moment fut venu de rentrer, le peintre, plein de reconnaissance à l’égard de son cadet qui lui avait organisé une telle fête, lui jeta à la cantonade : « Nous sommes les deux plus grands peintres de notre temps, toi dans le genre égyptien, moi dans le genre moderne ! » Si le Douanier Rousseau n’avait jamais douté de son génie, il voyait juste. L’allusion concernait Les Demoiselles d’Avignon – lesquelles s’appelaient encore Le Bordel philosophique – qui devaient entraîner le Catalan sur le chemin du cubisme et de la gloire. Question bordel, au sens festif du terme, le banquet offert par Picasso à Rousseau semble quant à lui en avoir été un sacré ! Mémorable en tout cas.
1844
Naissance à Laval
1871
Commence à travailler pour l’octroi de Paris, ce qui lui vaudra son surnom
1886
Première participation au Salon des indépendants
1893
Prend sa retraite de l’octroi pour se consacrer à la peinture
1905
Admission au Salon d’automne
1908
Picasso organise un banquet en son honneur au Bateau-Lavoir
1910
Décès des suites d’une gangrène. Apollinaire rédigera son épitaphe
1984-1985
Rétrospective au Grand Palais
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L’autre banquet, celui « du Douanier Rousseau »
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Abonnez-vous dès 1 €« Apollinaire, le regard du poète »
Du 6 avril au 18 juillet 2016. Musée de l’Orangerie, jardin des Tuileries, Paris-1er. Du mercredi au lundi de 9 h à 18 h, fermé le mardi. Tarifs : 9 € et 6,50 €. Commissaires : Laurence des Cars, Claire Bernardi, Cécile Girardeau et Sylphide de Daranyi.
www.musee-orangerie.fr
« Le Douanier Rousseau. L’innocence archaïque »
Du 22 mars au 17 juillet 2016. Musée d’Orsay,
1, rue de la Légion d’Honneur, Paris-7e. Du mardi au dimanche de 9 h 30 à 18 h, nocturne le jeudi jusqu’à 21 h 45, fermé le lundi. Tarifs : 12 € et 9 €. Commissaires : Guy Cogeval et Gabriella Belli.
www.musee-orsay.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°688 du 1 mars 2016, avec le titre suivant : L’autre banquet, celui « du Douanier Rousseau »