Une exposition des plus originales s’est ouverte à Londres autour de la voiture. Vecteur d’avancées technologiques, l’automobile entraîne le monde dans sa course à la modernisation pour le meilleur et pour le pire.
Londres. Aucun autre objet de design n’a marqué le monde davantage que l’automobile. Le Victoria & Albert Museum, à Londres, lui consacre pour la première fois une exposition, intitulée « Cars: Accelerating the Modern World ». Elle réunit quinze automobiles et quelque deux cent cinquante pièces : prototypes ou produits finis, photographies, peintures, textiles, dessins, films, maquettes… Le sous-titre installe le décor : la voiture y est perçue comme « la force motrice qui a permis d’accélérer le rythme du XXe siècle », explique Brendan Cormier, le co-commissaire de l’exposition, et ce dans un court laps de temps, cent trente ans. La présentation embrasse un large champ, autant d’un point de vue esthétique – depuis la première voiture « officielle », la Patent Motorwagen de Carl Benz, née en 1888, jusqu’à une auto volante –, que social et politique. Ce grand écart fait le suc de l’exposition.
L’idée de vitesse ou, plus exactement, d’accélération possible du mouvement, donc du temps, que permet le progrès technologique a rapidement fasciné le public. La première section nous plonge dans les rêves les plus fous, évoquant le rôle central de l’automobile dans l’imaginaire de ce futur « accéléré ». Le film Key to the future que produit la firme américaine General Motors pour le salon automobile Motorama de 1956, montre comment l’autonomie du voyage automobile sera fabuleuse deux décennies plus tard. Exhibée en queue de parcours et, malheureusement, seul et unique exemple des recherches technologiques actuelles, la voiture autonome et volante du trio Italdesign, Airbus, Audi dit combien la fiction dépasse la réalité. Soixante ans plus tard, les constructeurs ne sont encore qu’aux prémices de cette autonomie, aussi bien sur terre que dans les airs. Même si le concept-car Firebird I, ici montré, arbore une silhouette fluide de fusée avec, en prime, siège de cockpit et moteur d’avion, il ne décolla jamais du sol.
La métaphore de l’envol est facile. Ce n’est pas la myriade de dessins, magazines, bandes dessinées et autres films consacrés à la science-fiction qui le démentira, depuis cette esquisse intitulée Mobile Living Cell de Georgii Krutikov (1928), véhicule en forme de goutte d’eau, jusqu’à ces couvertures de revues des années 1960, les russes Tekhnika Maladezhi ou Technologie pour la jeunesse, ou l’italienne La Domenica Del Corriere, sur le thème des transports futuristes.
Si la notion de vitesse bouleverse le monde, la naissance de la chaîne de montage, elle, a un impact retentissant non seulement sur les modes de fabrication, mais aussi sur une multitude d’autres secteurs, à commencer par le travail lui-même et ses conditions. Lorsque Henry Ford l’installe dans ses usines, en 1913, pour produire son mythique « modèle T », il invente une méthode de fabrication révolutionnaire qui, plus tard, a métamorphosé sa compagnie en une entreprise de production à la puissance mondialisée. L’idée de cette ligne d’assemblage lui aurait – paraît-il et c’est pour le moins surprenant –, été en partie inspirée par sa connaissance aiguë des abattoirs du Midwest. Aussi, en regard d’une Ford T datant de 1926, se déploie l’affiche Pork Packing in Cincinnatti (1873), laquelle détaille avec précision le désassemblage graduel des carcasses.
L’automobile est, de fait, un symbole politique. On pense à la Volkswagen type 1, dite Coccinelle [littéralement « voiture du peuple »] commandée, en 1937, par Adolf Hitler au designer Ferdinand Porsche ou, trente ans plus tard, à la Paykan, voiture rapidement devenue populaire, voulue par le chah d’Iran, toutes deux ici montrées.
Le désir de vitesse ne concerne pas uniquement l’esthétique à proprement parler, mais se forge, plus généralement, sur une vraie tendance, sinon une culture visuelle. Dès les années 1920 et 1930, les avancées scientifiques en aérodynamique génèrent des silhouettes plus fluides et un style : le Streamline Moderne. Ainsi en est-il de cet étrange et très imposant spécimen, la Tatra 77 (1934), modèle tchèque en forme de gros suppositoire afin de réduire la pression au vent. Rien d’étonnant : son ingénieur phare, Paul Jaray, avait jadis œuvré sur les zeppelins.
Pousser les limites concerne aussi le luxe de la manufacture, comme en témoignent ces bouchons de radiateur en verre des années 1920, signés René Jules Lalique. General Motors, elle, joue avec les codes de la mode et ouvre un Art & Colour Studio qui publie des mises à niveau annuelles de ses nuanciers. Pour fignoler ces derniers, la firme embauche même l’artiste américain H. Ledyard Towle qui, durant la Première Guerre mondiale, réalisa les peintures de camouflage de navires. En 1955, Chrysler sort la Dodge La Femme, un modèle dessiné (par des hommes) pour la gent féminine, dont on pourra admirer, dans une vitrine, les accessoires dérivés – chapeau, parapluie, sac à main – de couleur rose pâle, à l’instar de la « robe » de l’automobile.
Chaque époque sait métamorphoser ses voitures en « objets de désir » : l’Hispano-Suiza (1922) tout en bois, jadis commandée par la mécène parisienne Suzanne Deutsch de La Meurthe, n’a finalement rien à envier aux véhicules customisés des communautés latinos de Californie actuelles, telle cette Tipsy/Guardian Angel, un coupé Chevrolet Impala Convertible de 1962 méticuleusement personnalisé, entre 2013 et 2018, par l’artisan-artiste Tomas Vasquez.
L’intérêt de cette exposition est qu’elle ne s’arrête pas à la carrosserie, mais elle explore aussi, dans une ultime section, le vaste impact de la voiture sur le paysage, les villes et les pays : développement des routes et des autoroutes, géographie de l’extraction du pétrole, situation environnementale actuelle, etc. La promesse originelle de la voiture – liberté, vitesse, efficacité – semble, pour l’heure, avoir cédé le pas à un autre triumvirat beaucoup moins progessiste : embouteillages, pollution et tensions sociales.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°536 du 3 janvier 2020, avec le titre suivant : L’automobile sur terre comme au ciel