VENISE / ITALIE
Plus de deux cents artistes de cinquante-huit pays sont réunis par l’exposition internationale qui compte une écrasante majorité de femmes et met en scène les liens entre le passé et le présent.
Venise. Le lait des rêves (The Milk of Dreams) de Leonora Carrington est celui d’une mère qui, dans les années 1950, alors qu’elle vivait à Mexico, biberonnait ses fils d’étranges histoires de créatures mutantes. D’abord peints à même les murs, ses contes sont devenus un recueil auquel la 59e Biennale de Venise a choisi d’emprunter son titre. Avec une conception aussi peu conformiste de la mère nourricière, cette édition se place sous le signe d’une réalité chargée de magie, dans laquelle chacun peut, à son gré, se transformer et devenir une autre chose, ou une autre personne. Elle adopte, aussi, un prisme féminin. La sélection de la directrice artistique, Cecilia Alemani, fait ainsi, d’évidence, la part belle aux femmes : plus des trois quarts des artistes invités, sans que cette proportion soit pour autant l’objet d’un manifeste. Parlait-on auparavant, remarque-t-elle, de biennale masculine ?
Tandis que l’Elephant plus vrai que nature de l’Allemande Katharina Fritsch – qui s’est vu décerner, avec Cecilia Vicuña (Chili), un Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière – accueille le visiteur dans le vestibule du pavillon central, c’est aux œuvres puissantes de l’Américaine Simone Leigh et de la Cubaine trop tôt disparue Belkis Ayón (1967-1999) qu’il revient d’ouvrir le parcours de l’Arsenal. Brick House, monumental buste en bronze qui surplomba New York en 2019 du haut de la High Line, dont Cecilia Alemani dirige le programme artistique depuis plus de dix ans, est une sculpture aux dimensions d’édifice et aux allures de déité. Elle trône au milieu de la première salle que ceinturent les collographies en noir et blanc de Belkis Ayón, dont l’imagerie sombre et fascinante est nourrie de références occultes à la société secrète Abakuà. La lecture attentive d’un des cartels indique que, du fait de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février dernier, la version originale de son cycle « La Consagración » (1991), qui fait partie des collections du Musée d’État de Saint-Pétersbourg, n’a cependant pu être présentée ici. On peut voir dans cette information une des rares allusions à l’actualité que risque cette exposition internationale, qui a plutôt choisi de se situer en dehors des contingences, dans une sorte d’intemporalité. Venise n’est-elle pas pour cela le lieu idéal ?
Les formes évoquant un lien avec des sociétés ou des rituels archaïques, telles les sculptures géantes en terre cuite de l’Argentin Gabriel Chaile, entre figures familiales et objets familiers, ou les silhouettes archétypales de la Libano-Syrienne Simone Fattal – remarquablement mises en valeur dans le patio signé Carlo Scarpa du pavillon central – confortent cette impression. Une certaine exubérance se dégage également de la profusion de couleurs qui fusent ici et là.
Au très grand nombre de noms peu ou pas connus que comporte cette sélection répond l’évocation d’artistes historiques dont les œuvres ponctuent le parcours, comme la magnifique « Nana » de Niki de Saint Phalle (Gwendolyn, 1966-1990, voir ill.), ou les gouaches sur papier de Sonia Delaunay au chromatisme dynamique. D’autres artistes, moins célèbres, bien que liées aux mouvements du XXe siècle (surréalisme, Bauhaus, Futurisme), sont réunies dans les cinq capsules thématiques proposées à la façon de micro-expositions. « Séduction du cyborg », « Berceau de la sorcière », « Corps orbite », « Technologies de l’enchantement », ou illustration de la théorie d’Ursula K. Le Guin selon laquelle les contenants (gourde, filet, panier…) ont façonné la civilisation : chacune de ces constellations d’œuvres, d’objets et de documents, offre une pause dense et un éclairage sur l’histoire de l’art. C’est l’une des trouvailles de la scénographie, par ailleurs très fluide, qui sait jouer des transitions, des ruptures de rythme et des respirations. Ainsi de l’installation « Terrarium » de la Franco-Canadienne Kapwani Kiwanga (2022, voir ill.), qui déploie d’immenses voilages diaphanes couleur soleil couchant autour de trois stèles de verre et de sable, une évocation aussi majestueuse que subliminale de l’exploitation pétrolifère.
L’exposition met en avant un nombre inhabituel d’œuvres textiles, de la lumineuse et monumentale tapisserie du Sud-Africain Igshaan Adams (Bonteheuwel / Epping, 2021) aux masques géants de la Canadienne Tau Lewis ou aux monochromes tricotés de Rosemarie Trockel (Allemagne). Placés sur un même niveau, la peinture, le dessin, la sculpture et la céramique sont par ailleurs les médiums dominants d’une exposition qui comporte peu d’écrans : les quelques vidéos présentées le sont pour la plupart dans des espaces réservés. Cette dimension très plastique, matiériste, des œuvres, contrebalance le recours fréquent aux dispositifs multimédias des pavillons nationaux.
Sur plus de deux cents artistes et près de 1 500 œuvres, quelle image forte garder en mémoire ? Difficile de rester insensible au choc visuel que constitue l’installation graphique immersive de l’Américaine Barbara Kruger, placée à la fin de la Corderie, ou à celui des fleurs fluorescentes (Flowers) de Tetsumi Kudo (Japon) oscillant dans leur écrin noir. Mais ce sont, l’une comme l’autre, des œuvres devenues iconiques. Du côté des découvertes, on retient celle du solo de l’Américaine Carolyn Lazard : des éviers immaculés disposés comme des téléviseurs, un fauteuil en posture renversée, un sablier égrenant la poussière toxique d’un site industriel (Halflife, 2021), au mur, un autoportrait, Carolyn Working (2021), montrant l’artiste alitée fixant son ordinateur… Il y a là quelque chose qui touche, de façon subtile et tranchante, à la sphère domestique et aux préoccupations environnementales, à l’intime et aux normes.
Si le souvenir de cette exposition internationale était un parfum, ce serait celui chargé d’effluves de cacao, de cannelle et de clou de girofle de Earthly Paradise, l’installation de Delcy Morelos (Colombie) composée de blocs de terre et d’épices, que l’on traverse en humant leurs exhalaisons. Si c’était une musique, peut-être celle, chargée de mélancolie, composée par Federico Chiari pour The Parent’s Room, le film tournant en boucle de l’Italien Diego Marcon, évoquant une tuerie familiale chantée par ses propres victimes dans une sorte de parodie de comédie musicale et de film d’horreur. Car il arrive que les rêves tournent au cauchemar.
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L’Arsenal fait la part belle aux femmes du monde entier
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°588 du 29 avril 2022, avec le titre suivant : L’Arsenal fait la part belle aux femmes du monde entier