La Documenta, organisée pour la première fois en 1955, célèbre cette année sa dixième édition. Selon Catherine David, sa directrice en 1997, la manifestation est une \"exposition ancienne-nouvelle\" qui ne cesse de découvrir de nouveaux territoires, tout en proposant des thèmes de réflexion historiques. Retour sur une histoire intimement liée à la guerre froide.
L’idée de faire de Cassel une Mecque de l’art d’avant-garde revient à Arnold Bode, artiste et professeur à l’université de la ville. Il a en effet organisé en 1955 la première Documenta pour remettre son pays dans le grand mouvement de l’art international et a surtout essayé d’y réintégrer les œuvres de ses jeunes compatriotes. Avec la collaboration de Werner Haftmann, l’un des théoriciens de l’art les plus éminents d’Allemagne, il a organisé dans le Musée Fredericianum, endommagé pendant la guerre, une exposition d’avant-garde où figuraient des œuvres des cinquante années précédentes – de Picasso à Andy Warhol –, qui a accueilli près de 130 000 visiteurs. Depuis lors, la Documenta a lieu tous les quatre ou cinq ans et rend compte des tendances marquantes du monde artistique. Elle aborde des thèmes philosophiques et littéraires, la question de la relation entre le texte et l’image. Pendant cinquante ans, elle a toujours essayé de provoquer le public, tout en attirant un nombre croissant de visiteurs – multiplié par six –, tandis que l’exposition s’élargissait à tous les bâtiments publics de la ville.
Le succès de la première édition a transformé l’expérience en véritable institution. Une société a été fondée pour diriger la Documenta II (1959), et Bode a réuni un comité d’historiens de l’art. L’exposition de 1959 ne s’est pas cantonnée au seul Musée Fridericianum mais a gagné ce qui restait de l’Orangerie, bombardée pendant la guerre. Bode y a monté une impressionnante exposition de sculptures, tandis que Haftmann mettait fortement l’accent sur l’abstraction, qu’il considérait comme le langage international de l’art moderne. Ce choix faisait écho à l’idéologie américaine de la guerre froide, qui voyait dans l’Expressionnisme abstrait une déclaration de liberté démocratique contre le réalisme socialiste du régime communiste qui se développait à quelque cent kilomètres de là, de l’autre côté de la frontière entre les deux Allemagnes. Bode a fait de la Documenta III (1964) un hommage aux maîtres du modernisme classique. Au lieu de donner un aperçu général de la scène artistique de l’époque, il a au contraire choisi les artistes pour leur "signification" et leur "qualité". Il a baptisé cette Documenta le "musée des cent jours" et y a incorporé une section de design ainsi qu’"Aspekt 64", qui – comme "Aperto" à la Biennale de Venise – montrait les artistes les plus jeunes. En 1968, la partie la plus importante de la Documenta IV, encore organisée par Bode, a été confiée au Hollandais Jan Leering. Il y a exposé les artistes du Colour Field américain, mais leur présence importante a provoqué une contestation anti-américaine, suscitée également par la guerre du Viêt-nam. Cette exposition, pilotée par un comité de vingt-trois membres, était marquée par l’esprit radical des années soixante : la Neue Galerie y a montré des installations, et des "happenings" Fluxus ont brisé les définitions traditionnelles de l’art. La manifestation a été marquée par un débat houleux sur la politique artistique et l’avenir de l’exposition, qui a attiré 207 000 visiteurs.
Une expérience esthétique
La Documenta V (1972) a pris une toute autre orientation, due à son directeur Harald Szeemann qui, cette année, est le commissaire de la Biennale de Lyon. Anti-conventionnel et idéaliste, Szeemann y prêchait le début d’"un âge du marché post-artistique" et s’opposait à une vision générale de l’art à travers le thème de la "Mise en question du réel : les mondes picturaux d’aujourd’hui". Il s’intéressait plus au processus de création artistique qu’au produit fini, se faisant le champion de l’art conceptuel, de l’art psychiatrique et de l’art appliqué à la vie quotidienne, comme la publicité et le design. La Documenta VI (1977) était dirigée par Manfred Schneckenburger, qui a voulu la rendre aussi différente que possible de la précédente. Il est revenu au thème "art et société" et a cherché à présenter un panorama des différentes disciplines artistiques, notamment en organisant une rétrospective de la photographie, du film et de la vidéo. Le clou de l’exposition fut le Kilomètre vertical de Walter De Maria sur la Friedrichsplatz. L’événement a attiré 355 000 visiteurs.
La Documenta VII (1982), dirigée par Rudi Fuchs, affichait un style de peinture "post-moderne" et cherchait à libérer l’exposition de ses préoccupations théoriques et idéologiques. Acteur essentiel de cette manifestation, Joseph Beuys – présent à toutes les Documenta entre 1964 et 1987 – a animé la VIIe édition avec son projet 7 000 Eichen : 7 000 chênes plantés pendant l’exposition pour restaurer une forêt décimée. Son geste se voulait symbolique de la régénération du pays et de la naissance d’une vie nouvelle en Allemagne. Manfred Schneckenburger a organisé à nouveau la Documenta VIII (1987). S’inscrivant en réaction contre celle de Fuchs, il a mis l’accent sur les "dimensions historiques et sociales de l’art", sur la performance et la vidéo. Avec ses installations gigantesques et l’effacement des frontières entre architecture, design et art, la Documenta VIII a reçu près de 500 000 visiteurs. La Documenta IX (1992) était confiée au conservateur belge Jan Hoet, qui en a fait une "Documenta de lieux" en développant une approche particulière de l’art, élargie au monde entier. Libérée du contexte de la guerre froide, la Documenta IX s’est ouverte sur l’extérieur, utilisant le terme d’"altérité" pour inclure des créations non issues de l’axe traditionnel est-ouest et intégrer des visions tiers-mondistes. Elle a attiré plus de 600 000 visiteurs en cent jours. Il semble qu’indirectement influencée par cette notion de "l’art comme expression d’un commentaire sur l’expérience quotidienne", Catherine David en fera le thème majeur de la Documenta X, tout en remettant en question l’aptitude de l’exposition à répondre à sa mission : se confronter à "la complexité de l’expérience esthétique d’aujourd’hui."
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La Xe Documenta de Cassel : une « rétro-perspective » (II)
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°40 du 13 juin 1997, avec le titre suivant : La Xe Documenta de Cassel : une « rétro-perspective » (II)