Accrochée dans l’église Saint-Félix de cette commune du Loir-et-Cher, la madone de l’atelier de Sandro Botticelli (1445-1510) passait inaperçue depuis longtemps. On la tenait pour une copie du XIXe siècle de
La Vierge et l’Enfant avec le jeune saint Jean-Baptiste. Grâce aux recherches de Matteo Gianeselli, conservateur du patrimoine au Musée national de la Renaissance, à Écouen, et docteur en histoire de l’art moderne, l’œuvre a été authentifiée comme une copie provenant de l’atelier même du peintre du
Printemps (vers 1478-1482). Elle est actuellement exposée dans la chapelle du château de Chambord, aux côtés du tableau qui lui a servi de modèle, conservé au Palais Pitti, à Florence, et exceptionnellement prêté par les Galeries des Offices.L’histoire de cette authentification remonte à plus de quinze ans. Alors qu’il travaillait sur une thèse au sujet de l’atelier de Ghirlandaio, concurrent de celui de Botticelli, Matteo Gianeselli était rattaché à un programme de recherche de l’Institut national de l’histoire de l’art, sous la direction de Michel Laclotte, ancien directeur du Louvre, grand spécialiste de peinture italienne et notamment des primitifs. Ce programme de recherche consistait à établir un répertoire des tableaux italiens, datés du XIIIe au XIXe siècle, dans les collections françaises. Lorsque Matteo Gianeselli découvre une photographie de l’œuvre conservée dans l’église Saint-Félix de Champigny-en-Beauce, celle-ci est considérée comme copie du XIXe siècle. Il faut dire qu’à cette époque, on redécore les lieux de culte. De grandes commandes publiques de copies de chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne, voulues par Napoléon III, relancent l’économie de l’art. « Mais Botticelli n’est pas dans le goût du XIXe siècle », souligne l’historien de l’art. Son œil, aiguisé par l’étude quotidienne des œuvres de la Renaissance italienne, reconnaît immédiatement le tableau comme une œuvre de l’atelier même de Botticelli, « ce qu’a confirmé Michel Laclotte », insiste-t-il. Il faut cependant attendre l’exposition « Botticelli » du Musée Jacquemart-André, en 2021, pour mener des investigations plus poussées, et confirmer qu’il s’agit bel et bien d’une œuvre de l’atelier du maître.
Composition originale et copies d’atelier
Ce tableau,
La Vierge à l’Enfant avec le jeune saint Jean-Baptiste, conservé au Palais Pitti à Florence, a servi de modèle à la peinture de l’église Saint-Félix de Champigny-en-Beauce. Réaliser des copies d’une œuvre est une pratique courante des ateliers florentins de la Renaissance : reprendre une composition, en modifiant éventuellement quelques détails, permet de gagner temps et argent. Les élèves, qui assistent le maître et s’entraînent en l’imitant, deviennent comme un prolongement de sa main. Ils peuvent ainsi reprendre des compositions qu’il a élaborées. Plusieurs versions d’une même œuvre peuvent ainsi être réalisées. Selon la commande, le maître intervient directement sur le tableau ou supervise sa réalisation de façon plus ou moins importante. Ici, le buisson de roses, symboles de la virginité de Marie, qui constituait le fond du premier originel a été transformé en architecture, et la composition a été inversée. « Ces différences entre les deux versions de la toile confirment aussi qu’il ne s’agit pas d’une copie du XIXe siècle, qui aurait été fidèle à l’original », indique Matteo Gianeselli. Une autre version du tableau, témoignant du succès de la composition conservée au Palais Pitti, se trouve au Barber Fine Institute de Birmingham.
La douleur de Marie
Cette toile a été réalisée au début du XVIe siècle, à la fin de la carrière de Sandro Botticelli. L’artiste est alors soumis à l’influence des prêches de Savonarole, frère dominicain disparu en 1498, qui avait instauré un gouvernement théocratique à Florence. Il tourne le dos aux scènes mythologiques qui avaient construit sa renommée et s’adonne à des peintures religieuses d’une certaine austérité. Ici, la Vierge Marie semble tendre son fils au jeune Jean-Baptiste, en même temps qu’elle le retient, comme si elle voulait protéger son fils de sa destinée, dont elle a la prescience et qui est figurée par la croix que porte déjà le saint. Elle est aussi évoquée par le rouge de la robe de la Vierge. Comme l’enfant Jésus, Marie a les yeux fermés, signe de son intériorité et de la douleur qu’elle porte en son cœur. Son corps ployé semble trop grand pour le tableau, accablé par son intuition de la future Passion de son fils.
La tendresse des cousins
D’un bras, le jeune saint Jean-Baptiste, que l’on reconnaît à la peau de bête dont il est vêtu, enlace tendrement son cousin. De l’autre main, le prophète qui baptisera Jésus dans le Jourdain, porte une croix, évoquant la mort du Christ. Le culte du Baptiste, saint patron de Florence, est particulièrement développé dans la cité. Cette œuvre a été réalisée sur toile, comme le princeps du Palais Pitti et la version de Birmingham, à une époque où la peinture sur bois était plus habituelle. Ainsi, légère et mobile, elle était sans doute destinée à la dévotion privée. En effet, depuis les prêches de Savonarole, les représentations religieuses se répandent dans les demeures florentines, où elles servent de support à la foi et la prière familiale. Loin du hiératisme de l’icône byzantine, cette peinture ne se contente pas de représenter une scène religieuse : elle révèle le cœur d’une mère, comme la
Sainte Anne de Léonard de Vinci. Particulièrement touchante, la tendresse émanant de l’enlacement des deux cousins s’adresse à la sensibilité des fidèles tout en racontant une histoire.
Un tapis végétal raffiné
C’est en observant la subtilité et la richesse de la palette colorée, la vibration de la touche, la qualité du traitement du visage de la Vierge que Matteo Gianeselli a reconnu cette Vierge à l’Enfant comme contemporaine de la composition conservée au Palais Pitti à Florence. Si cette dernière apparaît néanmoins plus raffinée, en particulièrement dans l’expression et la finesse des visages, le tapis végétal du tableau de Champigny-en-Beauce a été réalisé avec une grande délicatesse. Lorsque le maître intervient sur une peinture d’atelier, c’est généralement pour peindre le visage et les mains – ce qui a probablement été le cas sur la toile de Florence. Dans la version conservée dans l’église Saint-Félix, c’est la délicatesse du tapis végétal, dont chaque fleur a été peinte avec une grande finesse, qui attire l’attention. « Il apparaît fort possible que Botticelli ait supervisé de façon importante son exécution », observe Matteo Gianeselli.