Parfait alliage de mélancolie et de spiritualité, de grâce et de couleur, cette Vierge à l’Enfant entourés de saint Jean-Baptiste et d’une sainte, exposée au Musée Jacquemart-André, trahit toute la science de Bellini, à mi-chemin entre Flandres et Italie, Mantegna et Giorgione.
À Venise, la peinture est une histoire de famille(s). Combien sont les fratries, les atavismes, les généalogies d’artistes dont il est bon de préciser le prénom, car le patronyme ne suffit pas ? Vivarini, Tiepolo, Palma… Aussi, Giovanni Bellini naît à une date d’autant plus incertaine – sans doute vers 1435 – qu’il est le fils illégitime du peintre Jacopo Bellini, dont il intègre l’atelier âgé d’une dizaine d’années. Giovanni peint, comme Gentile, son frère, portraitiste de renom et conteur des fastes vénitiens, à l’heure où la Sérénissime, aux prises avec l’Empire ottoman, tremble mais rayonne.
Par son pinceau, Giovanni Bellini incorpore tout. La leçon de son père, peintre gothique rompu aux nouveautés de la Renaissance, la grâce monumentale de Donatello, l’inflexion sculpturale d’Andrea Mantegna, son beau-frère depuis 1453, la science flamande du détail d’Antonello de Messine, son alter ego. L’Italie est un écrin où confluent tant de talents qu’il n’est que de choisir. Rapidement, Giovanni Bellini se fait une place, et un prénom, domptant des influences hétérogènes par un sens inégalé de la couleur et de la composition qui en fait bientôt le maître de Giorgione et de Titien.Conçue par un homme de 65 ans, cette Sainte Conversation, dite Giovanelli, du nom de son propriétaire qui l’offrit à l’État italien en 1926, brille par son recueillement, son silence et ses énigmes – son commanditaire et sa destination demeurent mystérieux dans cette Sérénissime qui révère le conditionnel. Exceptionnellement prêté par les Galeries de l’Académie pour la sublime exposition « Giovanni Bellini, influences croisées », sise au Musée Jacquemart-André, ce modeste panneau de bois (54 x 76 cm) quintessencie le génie de son auteur, dont Albrecht Dürer, séjournant à Venise en 1506, estima qu’il était « très vieux, mais toujours le meilleur en peinture ».
Là où les peintres représentaient les saints en pied, Giovanni Bellini préfère les figurer à mi-corps, réduisant l’espace optique pour aider le regard et la piété à se concentrer. L’infime et l’intime travaillent à parts égales chez le Vénitien qui, en contrepartie, ouvre derrière ses personnages un paysage, une trouée susceptible de donner à l’histoire sainte une profondeur inédite. En introduisant des éléments réalistes (des édifices aux toits de tuile, frappés par une lumière diaphane, des arbres délicatement feuillus, la proue ligneuse d’un bateau, un berger et son troupeau), Bellini hérite directement de la leçon de son propre élève (Giorgione), lequel s’évertue alors à fouiller l’énigme du lointain grâce à un sfumato merveilleux. Mieux, il n’est qu’à regarder les cimes bleutées des montagnes, restituées grâce à de savants effets de transparence, autorisés par le recours à l’huile, pour mesurer combien le sens bellinien des nuances et des transitions, des fondus enchaînés, doit à celui de Giorgione, selon un juste retour des choses. De la symétrie des influences…
Giovanni Bellini aura livré un nombre étourdissant de variations autour du thème de la Vierge à l’Enfant, dont il a assurément renouvelé le genre et bousculé l’orthodoxie iconographique. Plongée dans un silence indéchirable, le visage légèrement incliné, la Vierge trône, gracieuse et lointaine, lointaine parce que gracieuse, comme inaccessible au monde d’ici-bas. Ses paupières mi-closes, qui dérobent son regard au spectateur, laissent entendre qu’elle n’a d’yeux que pour l’enfant Jésus, qu’elle tient délicatement sur ses genoux comme on le ferait d’un trésor, le soignant et le présentant tout à la fois. Chérir et offrir, en un seul geste – d’une douceur infrangible. Parfaitement centré dans cette composition symétrique, l’enfant est nu, non pas vulnérable mais dépouillé. Ses pieds, qui coiffent des jambes potelées, dessinent une croix et, à ce titre, préfigurent la Passion et le Golgotha. Tout parle, ici. Le Verbe s’est fait chair. Du mystère de l’incarnation révélé au monde ébahi…
Le peintre excède ici la simple représentation de la Vierge à l’Enfant pour dresser une Sainte Conversation, laquelle consiste à apparier des saints sans lien avec les récits canoniques et les textes scripturaires. Si la sainte de droite est indécidable, le personnage à gauche du spectateur est sans conteste saint Jean-Baptiste qui, identifiable grâce à son vêtement vert noué à l’épaule, sa barbe hirsute et son bâton croisé, faisant signe vers le drame prochain, emprunte au prototype conçu vers 1495 par Cima da Conegliano en l’église de la Madonna dell’Orto. Contrairement à une iconographie longtemps autorisée, le Baptiste ne désigne pas ici de son doigt l’Enfant Jésus, cet « Agneau de Dieu », mais, tout en retenue, n’est que compassion pour la Passion à venir. Preuve du succès du tableau, Andrea Previtali, élève de Bellini, fit notamment de ce personnage une citation expresse dans un tableau peint en 1504, ce qui constitue une date butoir pour la réalisation du chef-d’œuvre séminal. De l’ascendance comme marqueur chronologique…
Qui est cette sainte étrange, le regard vers un espace hors champ peut-être le nôtre ? Serait-ce saint Barbe, ainsi que pourrait l’indiquer la tour qui frôle son visage ? Qu’importe, puisque Bellini abhorre l’évidence et la facilité. En revanche, son vêtement, qui alterne audacieusement le rouge et l’orange, se distingue par ses plis roides, empesés et saillants comme ceux d’une ronde-bosse, de sorte que cette tunique bicolore, comme indifférente au tissu fleuri qu’elle recouvre, paraît être de marbre. Comment, dès lors, ne pas penser à Andrea Mantegna qui, pour avoir épousé sa sœur aînée Nicolosia, devint en 1453 le beau-frère de Giovanni Bellini, auquel il inocula le goût de la monumentalité et de la sculpturalité, tant et si bien qu’il fut longtemps difficile de distinguer la production de l’un de celle de l’autre ? Et, plus encore, comment ne pas y déceler l’admiration que Mantegna et Bellini vouaient à Donatello, lequel venait de livrer à Padoue des chefs-d’œuvre inoubliables ? Du caractère gigogne de toute admiration…
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La Vierge et l’Enfant, de Giovanni Bellini
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°763 du 1 avril 2023, avec le titre suivant : La Vierge et l’Enfant, de Giovanni Bellini