LONDRES - En 1880, Édouard Manet confie à son ami d’enfance Antonin Proust qu’il ne peut imaginer « combien il est malaisé de camper une figure seule sur une toile et de concentrer sur cette seule et unique figure tout l’intérêt, sans qu’elle cesse d’être vivante et pleine. Faire deux figures qui puisent leur attraction dans la dualité des personnages est à côté de cela un jeu d’enfant » [in Édouard Manet. Souvenirs, A. Proust, 1913].
La cinquantaine de portraits réunis à la Royal Academy of Arts, à Londres, attestent de la discipline que s’était imposée Manet pour réinventer la tradition séculaire du portrait. Charles Baudelaire s’était trompé en consacrant Constantin Guys « peintre de la vie moderne » ; Manet était autrement plus déterminé à trouver une nouvelle voie, non sans écouter attentivement les indications de Diego Vélasquez, Francisco de Goya ou encore Frans Hals. Les chemins sur lesquels il s’engage alors sont si divers que toute tentative de dégager une typologie serait vaine : Manet sait demeurer insaisissable. Rondement mené par MaryAnne Stevens, pilier de la Royal Academy, le parcours de l’exposition s’organise de manière thématique (famille, amis des cercles artistiques et littéraires, modèles…) et décline son analyse stylistique tableau par tableau, par le biais de cartels détaillés. Pas un portrait ne ressemble à l’autre, mais tous rayonnent de l’aura de leur auteur.
Personnalité du modèle
La récente rétrospective parisienne [« Manet, inventeur du moderne », Musée d’Orsay, 2011] s’efforçait de présenter Manet sous son jour de peintre d’histoire, tandis que celle qui est en préparation à Venise s’attachera à sa facette vénitienne. Accrochés et éclairés avec soin sur des cimaises sombres, les portraits réunis à la Royal Academy ne dissimulent rien de leurs racines classiques. Non pas dans l’exécution, dans laquelle se loge la modernité : le trait est le plus souvent rapide, voire inachevé ; la touche, elle, est toujours fournie – comme le souligne Carol M. Armstrong (Yale University) dans le catalogue de l’exposition, Manet en rajoute sur la texture pour se démarquer de la photographie. Qu’ils posent sagement ou soient saisis dans leur quotidien, ses modèles prennent vie à travers le regard du peintre. Manet s’amuse à brouiller la frontière entre le portrait et la scène de genre, et s’inscrit ainsi dans la tradition hollandaise et espagnole du XVIIe siècle. Aux yeux de MaryAnne Stevens, ces compositions d’atelier doivent même plus au XVIIIe français et à ses « conversation pieces », chères à Watteau, Boucher et Chardin, auquel Les Bulles de savon (1867) font clairement référence. Pour garantir le réalisme de ses portraits, Manet met en scène des personnes identifiables, représentatives de la société contemporaine. Ces modèles ne sont pour autant ni génériques ni universels, à l’image de ces acteurs à la fadeur interchangeable enrôlés aujourd’hui dans la publicité.
En clair, les portraits de Manet expriment le regard de l’artiste sur la personnalité de son modèle. Ceux de son épouse Suzanne font planer un sentiment de familiarité, de confort. Son ami Antonin Proust dégage une élégante bonhomie ; Georges Clemenceau inspire le respect ; son modèle fétiche Victorine Meurent, à l’œil complice, est la compagne idéale de ses expérimentations picturales. Comment, enfin, ne pas déceler son désir pour Berthe Morisot (lire page 18) ? Les visiteurs londoniens n’auront pas la chance du public de Toledo (Ohio) de pouvoir admirer le somptueux Repos (1870), représentant la peintre en robe blanche rêvant sur un canapé – le Rhode Island School of Design Museum n’a pas souhaité se séparer trop longtemps de l’un des chefs-d’œuvre de sa collection. À Londres, Morisot se retrouve donc éclipsée par le large portrait d’Eva Gonzalès, élève estimable qui n’a pas su s’extraire de l’ombre de son maître. Tandis que Manet immortalise non sans ironie cette dernière telle une jeune femme bourgeoise peignant un tableau déjà encadré, il ne représentera jamais Morisot en peintre, mais comme une femme aussi cérébrale que fatale.
Commissaires : MaryAnne Stevens, director of Academic Affairs, Royal Academy of Arts ; Lawrence W. Nichols, conservateur des peintures et des sculptures européennes et américaines avant 1900 au Toledo Museum of Art, Ohio
jusqu’au 14 avril, Royal Academy of Arts, Burlington House, Piccadilly, Londres, tél. 44 207 300 8000, www.royalacademy.org.uk , tlj 10h-18h, vendredi et samedi 10h-23h sauf les 29 et 30 mars et le 1er avril (jusqu’à 18h). Catalogue, 224 p., 150 ill. coul., disponible en version reliée (35 £ ou 42 €) et en version brochée (21,95 £ ou 26 €).
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La vie moderne en tableaux
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Abonnez-vous dès 1 €Edouard Manet, Portrait d'Antonin Proust, 1880, huile sur toile, 129,5 x 95,9 cm, Toledo Museum of Art, Toledo.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°385 du 15 février 2013, avec le titre suivant : La vie moderne en tableaux