En consacrant à Cildo Meireles sa première rétrospective en France, le Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg offre un large aperçu de l’œuvre d’une figure emblématique de l’art brésilien. Né en 1948, actif dès le début des années 1970 sur la scène internationale, le Carioca a développé une œuvre simultanément spéculative et engagée, fondée sur des procédures conceptuelles ou des installations sensuelles.
STRASBOURG - Point d’orgue de la rétrospective consacrée par le Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg à Cildo Meireles, Marulho [“La Houle”], 1991-1997, est un mirage, une vaste installation dont le ponton de bois surplombe une “mer d’eau sèche”, pour reprendre les termes de l’artiste. Figurée par des livres dépliés, la mer est calme mais sonore, animée par des murmures qui susurrent le mot eau en quatre-vingts langues. S’il est ici halluciné dans un mirage littéraire, l’élément est depuis quelques années une constante au sein de l’œuvre du Brésilien, né à Rio en 1948 et dont les premiers travaux remontent au début des années 1960. Son intervention en 1996 au Creux de l’Enfer à Thiers court-circuitait une rivière, tandis que, pour la Documenta 11 de Cassel, l’artiste avait, avec Disappearing Element/Disappeared Element (Imminent Past), organisé une vente ambulante de bâtonnets d’eau glacée. Cildo Meireles parle d’un “poème industriel” pour qualifier son action, une métaphore du syndrome “Midas” qui nous pend au nez. “Midas, le type qui transforme tout ce qu’il touche en or et qui, un beau jour, n’a plus rien à manger, parce que l’or, si précieux soit-il, ne peut pas être changé en nourriture, explique-t-il dans un entretien publié dans le catalogue. Nous sommes allés trop loin dans cette course à la valeur, et nous en avons oublié le sens véritable. Pour ma part, je crois que, dans très peu de temps, l’eau va devenir bien plus précieuse que n’importe quelle forme d’argent, que n’importe quel métal.”
De cette course à la valeur, Cildo Meireles a su tirer le meilleur profit, comme le montrent ses pièces les plus connues : Zero Cruzeiro et Zero Dollar, des devises sans valeur autre que celle de la contestation. Également présenté dans l’exposition, Árvore do dinheiro [“Arbre à billets”], 1969, est un tas de billets à l’équation hautement artistique : 100 cruzeiros = 2 000 cruzeiros. Cette façon de pousser l’héritage du ready-made dans ses retranchements tout en répondant à une situation économique (l’inflation) se retrouvera quelques années plus tard avec la même actualité dans Eppur si muove. En 1992, l’artiste fait subir une série d’opérations de change à 1 000 dollars canadiens. Au final ne reste que 4 dollars et une centaine de reçus exposés dans des tirelires. Dès 1970, Cildo Meireles avait saisi la vanité et l’efficacité de la circulation marchande, l’utilisant pour remettre en cause le statut classique de l’œuvre d’art tout en prenant la parole sous le régime dictatorial brésilien. Développées à partir d’instructions conceptuelles, les Inserções em circuitos ideologicos [“Insertions dans les circuits idéologiques”] s’appuient ainsi sur les flux marchands pour propager l’information. En application, le Projet Coca-Cola consiste à coller sur des bouteilles du soda des messages, tandis que Le Projet Cédula multiplie les coups de tampon sur des billets : “Yankees go home !” ; “Which is the place for a work of art ?” ou encore “Quem matou Herzog ?” (“Qui a tué Herzog ?”, du nom d’un journaliste torturé et assassiné sous le régime militaire du général Ernesto Geisel, en 1975).
Tous les possibles
Plus largement, en posant sur l’autorité collective (l’État, émetteur de la devise) la voix d’un simple individu, les Insertions dans les circuits idéologiques s’inscrivent dans la dialectique entre micro et macro qui parcourent l’ensemble du travail de Meireles. À côté de Marulho, les trois autres installations présentées à Strasbourg jouent toutes sur des notions d’échelle, d’équivalence supposée et d’illusion : invitation à expérimenter physiquement la vacuité des apparences, Eureka/Blindhotland (1970-1975), une de ses œuvres les plus anciennes, se compose de 201 boules de taille identique, tandis qu’Antes [“Avant”], réalisée pour l’occasion, est une mise en abîme à partir d’une table et d’une chaise. Émanation d’un souvenir d’enfance, Camelô [“Camelot”] appartient, elle, à la famille duchampienne des “œuvres-valises”. Sortie de sa boîte, la pièce, à disposer dans un coin, est composée d’une figurine en latex articulée flanquée de deux petits stands. L’un contient 1 000 minuscules épingles, l’autre autant de cols de chemises miniaturisés, exemple discret de ce minimalisme précaire que Meireles a baptisé l’“huminimalismo”. Aussi généreuse et complète soit-elle, l’exposition du Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg n’a pu accueillir le sommet du genre : Cruzeiro do sul [“Croix du sud”], 1969-1970, un cube de 9 millimètres de côté fait de pin et de chêne et exposé dans 200 m2 vides. Deux essences dont la friction provoque une étincelle, soit tous les possibles envisageables.
Jusqu’au 18 mai, Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, 1 place Jean-Arp, Strasbourg, tél. 03 88 23 31 31, tlj sauf lundi, 11h-19h, jeudi 12h-22h, dimanche 10h-18h, www.musees-strasbourg.org
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La valeur des possibles
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Abonnez-vous dès 1 €L’hiver est riche en événements au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg. Parallèlement à la rétrospective de Cildo Meireles, l’institution accueille une installation hommage de Claude Rutault à Mondrian, déposée par le Fonds national d’art contemporain, un important panorama de la production graphique d’Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938) à travers 140 œuvres, dessins, aquarelles ou gravures, et, côté contemporain, consacre sa “Project room”? au peintre Daniel Schlier.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°167 du 21 mars 2003, avec le titre suivant : La valeur des possibles