Royaume-Uni - Musée

DU XVIE AU XXE SIÈCLE

La Tate Britain change de focale

Par Sindbad Hammache · Le Journal des Arts

Le 20 septembre 2023 - 939 mots

Le nouvel accrochage du musée de l’art britannique met l’accent sur le contexte historique des œuvres : une approche qui bouscule la mission première du musée et laisse de côté l’histoire de l’art.

Londres.« L’accrochage des collections connectera l’histoire de l’art à son contexte culturel et social » : dans le programme « Tate Vision 2020-2025 », élaboré en 2019, la direction prise par la nouvelle présentation des collections de la Tate Britain était clairement annoncée. L’inauguration en mai dernier de ce parcours repensé a toutefois réservé une petite surprise : l’histoire de l’art y est clairement passée au second plan, au profit d’un propos historique. Ce parti pris a déclenché une vague de critiques dans la presse britannique qui culminait en juillet avec un éditorial du Burlington Magazine, mensuel consacré à l’histoire de l’art.

Dans une vidéo introductive de ce nouveau parcours permanent, le musée invite chaque visiteur à trouver sa porte d’entrée dans les collections : une couleur, une forme, un souvenir… Cet accueil laisse supposer, dans les salles qui suivront, une forme de liberté et de confort dans l’appréciation des œuvres. L’aménagement des salles ne déçoit pas de ce point de vue : le précédent accrochage, qui déclinait les 500 ans d’histoire de l’art britannique, décennies par décennies, sur des murs gris souris remplis d’œuvres, laisse place à une visite agréablement séquencée. À chaque salle son ambiance, sa couleur, induisant une forme de progression du XVIe siècle aux années 1990. Moins chargés, les murs de la Tate Britain y gagnent en clarté et ouvrent la porte à la possibilité d’une visite plaisir, que le ton monocorde de la précédente mouture semblait délibérément bouder.

Interprétations exagérées

À chaque salle, également sa thématique. Là aussi, une bonne idée pour tenir en haleine le visiteur le long du parcours, en éditorialisant la progression chronologique qui s’étale sur cinq siècles. Néanmoins, dès les premières salles, un véritable déséquilibre apparaît entre les explications consacrées à l’histoire de l’art et celles qui détaillent le contexte qui entoure, parfois très largement, la création des œuvres. Cela commence par une présentation des collections du XVIe siècle sous l’angle des déplacements : une perspective légèrement réductrice, mais qui se justifie, Antoon Van Dyck et Hans Holbein, les grands artistes de la cour anglaise, étant des étrangers. L’incursion d’une œuvre contemporaine de Mona Hatoum, deux valises reliées par des cheveux, vient souligner le propos, confinant cette sculpture à un rôle de cartel en trois dimensions.

Quelques mètres plus loin, l’espace intitulé « Troubled Glamour » (que l’on pourrait traduire ici par « fausses apparences ») montre les limites de cette thématisation. Thomas Gainsborough, Joshua Reynolds ou George Stubbs y sont mis en regard avec l’histoire du XVIIIe siècle : le commerce triangulaire, l’exploitation des travailleurs agricoles, les sacrifices des militaires engagés. Tous ces événements, expliquent les textes du musée, pourraient se lire en creux dans les toiles lisses et harmonieuses de ces tenants du « grand style » britannique. Cette interprétation à double sens pourrait être séduisante, mais elle ne repose que sur des « peut-être », des identifications de commanditaires, des modèles remplis d’incertitudes – et parfois même de la pure spéculation – qui donnent à cette salle un désagréable sentiment d’exercice imposé.

Toutes les salles ne pratiquent pas ce grand écart entre contextualisation ciblée et réalité des œuvres d’art : la section « In open air » montre comment la révolution industrielle et le train ont fait sortir les artistes des villes ; « Art for the crowd » replace justement le contexte d’un art spectacle au mitan du XIXe siècle (on y apprend qu’une toile de John Martin aurait été vue par 8 millions de personnes !). Ces moments où l’approche matérialiste de l’histoire de l’art éclaire les collections sont toutefois éclipsés par les trop nombreuses approximations et surinterprétations, délégitimant la portée scientifique du propos attendu dans un musée.

Questions de parité

L’autre moitié du parcours, consacrée au XXe siècle, connaît les mêmes oscillations, passant de rapprochements pertinents entre contextes et œuvres à des rappels historiques tombant de manière inopportune. Le rééquilibrage nécessaire – auxquels tous les musées britanniques se livrent – pour plus de représentativité des artistes femmes ou issus des minorités donne lieu au meilleur comme au pire : une fantastique salle consacrée à l’artiste guyanais Aubrey Williams, mais aussi neuf peintures d’Annie Swynnerton dont la facture ne correspond pas au standard des lieux. C’est avec une visée historique que la Tate Britain met en avant cette suffragette, active à fin du XIXe siècle. Mais pourquoi ne pas valoriser Sylvia Pankhurst, suffragette bien plus importante, dont le musée vient d’acquérir deux magnifiques portraits de fileuses – accrochés dans la salle suivante – et dont les aquarelles reflètent, elles, ses engagements politiques ? L’épopée des « Young British Artists » est paresseusement illustrée par un mouton coupé en deux de Damien Hirst, laissant sur la touche les nombreuses représentantes féminines du mouvement.

« Faites ce que je dis, pas ce que je fais », pourrait résumer l’appareil de médiation proposé par ce nouvel accrochage. Car au lieu de lire un sous-texte impérialiste ou esclavagiste dans des œuvres dont il est très probablement absent, la Tate Britain aurait pu consacrer une salle à l’histoire de son institution : une galerie d’art fondée par Henry Tate, un entrepreneur qui s’est enrichi grâce à la canne à sucre, industrie indissociable du commerce triangulaire et du colonialisme britannique. Elle aurait également pu interroger publiquement les lacunes et les biais de ses collections, ainsi que ses politiques d’acquisition passées, plutôt que de combler inélégamment les trous par des vitrines-bibliographies que personne ne regarde. Il est étonnant, de la part d’un musée d’art qui souhaite se muer en musée d’histoire, d’être si peu disert sur son propre passé.

Tate Britain,
Millbank, SW1P 4RG Londres, Royaume-Uni.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°617 du 22 septembre 2023, avec le titre suivant : La Tate Britain change de focale

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