Design

La « révolution Memphis » dans un show-room

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 18 septembre 2019 - 815 mots

BORDEAUX

L’extrême liberté créative du groupe est présentée au Musée des arts décoratifs et du design de Bordeaux. Non sans susciter un certain étonnement, les pièces étant de facture contemporaine pour la majorité d’entre elles.

Bordeaux. Le Musée des arts décoratifs et du design de Bordeaux (Madd) propose, sous le titre « Memphis. Plastic Field », une exposition consacrée au fameux collectif de designers milanais Memphis. Il s’agit, en réalité, d’une deuxième version d’une présentation initialement montée au palais Franchetti, à Venise, en 2018, en parallèle à la 16e édition de la Biennale internationale d’architecture.

Sont rassemblées un vaste nombre de pièces – plus de 160 – conçues entre 1981 et 1987, soit la durée de vie officielle du groupe, dont une vingtaine seulement sont issues de collections : celles du Madd de Bordeaux et du Centre national des arts plastiques. Toutes les autres sont de facture contemporaine, fournies par la galerie milanaise Memphis Milano, laquelle détient les droits pour éditer les meubles et objets, et les fabrique à la demande – précisons que les pièces ne sont pas numérotées, mais certifiées. Le tout se montre sans cartels : en effet, seules quelques œuvres font l’objet d’un petit texte explicatif dans un livret payant intitulé « Guide de l’exposition » (2 €).

Autant poser d’emblée la question qui dérange : pourquoi autant de pièces sont-elles issues directement du fonds de l’éditeur en titre actuel ? « L’objectif, pour tout designer, est de voir ses créations éditées et, bien évidemment, ce fut également le cas et la volonté de tous les membres du groupe Memphis », soutient Constance Rubini, directrice du Musée des arts décoratifs et du design et co-commissaire de l’exposition, avec le galeriste milanais Jean Blanchaert. « Si nombre de leurs pièces sont aujourd’hui encore produites, il y a lieu de s’en réjouir. N’est-ce pas, au contraire, la preuve d’une vraie réussite ? » Soit…, mais une ribambelle de pièces contemporaines, même exhibées entre les murs d’un musée, ne fait pas pour autant une exposition muséale.

Manque la genèse de ces créations

Y manque un travail critique, en l’occurrence la genèse de ces créations : des esquisses d’élaboration ou des dessins techniques, des prototypes et/ou maquettes, peut-être des photographies de réalisation, sans oublier des pièces rares ou exceptionnelles, sinon des exemplaires d’époque…

Or, la « matière » existe bel et bien. Moult passionnés, ou des institutions telles que le Musée des beaux-arts de Montréal, collectionnent des pièces du groupe. Fan de la première heure, feu le couturier Karl Lagerfeld – que l’on peut apercevoir, ici, dans une vidéo – avait ainsi, au début des années 1980, entièrement truffé son penthouse monégasque de mobilier signé Memphis, un ensemble que la maison de vente aux enchères Sotheby’s a dispersé en 1991. Le galeriste néerlandais Ernest Mourmans possède, lui, quantité d’œuvres dessinées par le « chef d’orchestre » du collectif, Ettore Sottsass. On a ainsi pu admirer, l’an passé, quelques spécimens datant précisément de la période Memphis dans une exposition intitulée « Ettore Sottsass, There is a Planet », présentée à la Triennale de Milan (lire le JdA no 495, 16 février 2018). Dans le cas présent, on frôlerait presque… le showroom de design.

Que penser alors de cette production en tant que telle ? Le moins que l’on puisse dire est que le groupe Memphis – une poignée de jeunes designers n’ayant pas 30 ans œuvrant sous l’impulsion d’un maestro, Ettore Sottsass, alors âgé de… 63 ans – a poussé l’audace à son maximum et que les créations du groupe ont à l’époque, dans l’univers du design, provoqué un mémorable « big bang ».

Comme le raconte le designer Michele De Lucchi dans un texte publié dans le catalogue de l’exposition (éd. Norma), la manière la plus claire d’expliquer la « révolution Memphis » est d’écouter Sottsass lui-même : « Il disait qu’il était normal “que le design ait été au service de l’industrie’’, mais qu’avec Memphis, “c’est l’industrie qui se mettait au service du design’’. » Et pour cause : outre un jeu de formes inédites et jubilatoires, ces créateurs ont expérimenté les nouveaux matériaux que leur fournissait le secteur industriel. Depuis l’utilisation de bois lamellé-collé ou de stratifiés jusqu’à l’introduction de la couleur et de la décoration, tout était conçu dans un but précis : amplifier l’expressionnisme de leurs productions.

Ce climat d’extrême liberté sera alors générateur d’une formidable énergie créative. Les meubles se font soudain sculptures, voire petites architectures. Ainsi de l’anthropomorphe bibliothèque Carlton [voir illustration] d’Ettore Sottsass, dans laquelle la fonctionnalité le dispute à la poésie. Avec un brin de pièces plutôt sages, comme cet élégant meuble bas habillé de miroirs signé Alessandro Mendini (Cipriani) et le cabinet haut sur pattes Nikko de Shiro Kuramata, noyées au milieu d’une multitude de créations à l’irrévérence non dissimulée, tels le buffet Beverly de Sottsass et le sofa-ring de boxe Tawaraya de Masanori Umeda, l’esthétique iconoclaste de Memphis bouscula assurément l’implacable mode minimaliste en vigueur à l’époque, puis, de fait, le cours de l’histoire du design.

Memphis. Plastic field,
jusqu’au 5 janvier 2020, Musée des arts décoratifs et du design, 39, rue Bouffard, 33000 Bordeaux.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°529 du 20 septembre 2019, avec le titre suivant : La « révolution Memphis » dans un show-room

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