Dans le cadre de la Saison anglaise, en contrepoint de « Burne-Jones » et du « Gothic Revival », le Musée d’Orsay révèle une vision effectivement gothique de la photographie, cultivée pendant un bon quart de siècle par les aristocrates et artistes anglais, apparemment réfractaires à tout modernisme quelque peu technologique. Reflet des passe-temps d’une société oisive plus que d’un réel imaginaire, la photographie allait parfois jusqu’à nier sa nature réaliste. Un excellent petit catalogue cerne le phénomène spécifiquement britannique.
PARIS - Dès les débuts de la photographie en Grande-Bretagne, avec l’association d’un peintre et d’un photographe, Hill et Adamson (1843-1848), le nouveau médium était perçu à travers le filtre de la tradition picturale la plus classique et la plus contraignante. Depuis le début du siècle, la bonne société – à laquelle appartient logiquement un véritable artiste – s’adonne aux plaisirs assez compassés mais peu compromettants des “tableaux vivants”, un théâtre immobile costumé où chacun se donne un rôle pour figer une scène tirée du répertoire de la poésie et de l’histoire revisitée par le romantisme. Autour de 1845, Walter Scott est très à la mode et donne l’argument de scènes telles que Les moines de Kennaquahair ou Le dernier ménestrel. Dans les années 1850, avec une meilleure diffusion de la technique du négatif-verre au collodion, se généralise la High Art Photography, une photographie qui fuit la nature et le naturalisme, le réel, le portrait, le paysage, pour se réfugier dans l’évocation de scènes fictives, sur un scénario emprunté à la littérature, au théâtre ou à des tableaux “modernes”, ceux des préraphaélites anglais. La cour victorienne s’y intéresse : Roger Fenton vient photographier les enfants royaux jouant les Saisons de Thomson en 1854, pour l’anniversaire de leur mère. Valeur d’exemple dont la photographie anglaise se nourrit, de la même manière qu’en France, l’Empereur lance les modes.
C’est un genre hybride qui se fonde sur des références multiples, “culturelles”, à l’égard duquel la chambre noire n’est que le témoin passif de jeux de société, prétextes à déguisement, évocations d’un monde perdu, édification morale et vivification de la tradition médiévale et chrétienne (H.P. Robinson, Elaine contemplant le bouclier de Lancelot, 1859 ; Victor Prout, La Foi, l’Espérance et la Charité, 1863).
Mais si les tableaux vivants photographiques ont d’abord un air uniforme de “tableau”, entre la peinture d’histoire et le théâtre shakespearien en costumes d’époque – on n’oubliera pas que “tableau” est aussi un terme de théâtre –, les photographes, qui mettent en boîte et en images ces allégories bien en chair, disposent de moyens techniques inédits. On voit ainsi Rejlander, en 1857, composer une épreuve photographique de grandes dimensions, le célèbre et édifiant Two Ways of Life (Deux modes de vie), à partir d’une trentaine de négatifs fragmentés, un par personnage mis en scène, ou presque. Tour de force photographique, mais aussi négation de ce qui fait la particularité de la pratique photographique : la prise de vue dans un espace réel, en temps réel et en lumière réelle, de personnes bien vivantes. Si l’image évoque une fresque – en l’occurrence son modèle, l’École d’Athènes de Raphaël –, elle peine pourtant à recréer par ses moyens artificiels cette sensation d’espace, de lumière et de justes proportions propre à la photographie. Le combination printing de Rejlander est repris par Henry Peach Robinson avec quelque succès (Fading Away, 1858), mais il dérive ensuite vers le photomontage : tirages découpés, collés et rephotographiés. Plus rarement, on superpose les négatifs au tirage (Rejlander, Carroll).
Chacun, pourtant, trouve une certaine liberté dans ce carcan des références croisées : Lady Hawarden, aristocrate londonienne, reste allusive, élude les précisions historiques et narratives, et se satisfait de modèles alanguis, costumés à l’antique, dans la belle lumière d’une baie vitrée (vers 1863). Lewis Carroll, l’un des adeptes du genre, y trouve prétexte à immobiliser pendant de longues minutes ses modèles favoris. Le peintre David Wilkie Wynfield manipule l’image de ses collègues en costume Tudor ou Renaissance italienne (Le peintre Millais en Dante, vers 1862).
Julia Margaret Cameron, artiste photographe imprégnée de raphaélisme et d’historiographie Tudor, persiste dans l’anachronisme du genre, entre 1864 et 1875, et clôt sa carrière par l’illustration photographique des Idylles du Roi [il s’agit de la légende d’Arthur] de Tennyson. Décors un peu primaires, familiers costumés sans trop de rigueur, plans rapprochés, flou de mise au point systématique, tout doit mener à l’évocation d’un type idéal, nimbée de mystère et d’incertitudes, tout en faisant oublier les principes primordiaux de la photographie de cette époque (pose de plusieurs dizaines de secondes en lumière naturelle).
L’exposition, très bien accrochée, avec une répartition claire et aérée des diverses options picturales, a le mérite de rendre très présent à nos yeux un problème d’historiographie : “faire de la photographie” n’a pas la même signification en 1860 ou en 1880 ; la pratique est très variée, ouverte à des solutions inattendues et individuelles, et se fonde sur des références culturelles collectives et des interprétations – et intentions – personnelles. Que la photographie ait choisi, entre 1855 et 1875, de ressembler d’abord à un art pictural idéalisé n’est pas sans résonance à notre époque, qui subit encore la relecture postmoderniste venue, du reste, de la tradition anglo-saxonne. On se souviendra seulement que le photographe français Disdéri, diffuseur du portrait-carte – la photographie pour tous – dénonçait dans le tableau vivant à l’anglaise les “Vénus et Saintes de carrefour” qui occultaient (à quelles fins et pour combien de temps ?) les vicissitudes mêlées de la misère industrielle et de la bonne conscience coloniale. Il n’est pas interdit de porter un jugement de moralité sociale, et même de philosophie politique sur l’aveuglement d’une méthode Coué d’autopersuasion et sur la capacité d’évasion insulaire de nos voisins.
Jusqu’au 6 juin, Musée d’Orsay, 1 rue de la Légion d’Honneur, 75007 Paris, tél. 01 40 49 48 14, tlj sauf lundi 10h-18h, jeudi 10h-21h15. Catalogue RMN , 84 p., 45 photographies, 120 F.
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La résurrection d’un genre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°80 du 2 avril 1999, avec le titre suivant : La résurrection d’un genre