En mariant peinture et objets usuels, voire déchets, Rauschenberg ouvre toutes les interprétations induites par ces confrontations inattendues. C’est aussi un retour brutal de la réalité.
Techniques mixtes et dimensions variables. Tels étaient les maîtres mots des œuvres des années 1990. Des termes qui iraient comme un gant au Combine, mot inventé par Rauschenberg pour ses peintures-objets. Il existait pourtant celui d’assemblage dont on dédiait la paternité à Man Ray. Selon la définition de l’historien de l’art Denys Riout : « Le terme assemblage s’est imposé pour nommer la catégorie des œuvres tridimensionnelles élaborées à partir de matériaux et d’objets divers. Les éléments empruntés identifiables y conservent une part de leur intégrité. »
Mais le Combine-painting et le free-standing Combine sont différents. Ils participent de l’extension du domaine de la peinture : ni collage, ni assemblage donc, mais combinaison avec la tradition picturale. La combinatoire d’éléments disparates, d’objets de la vie courante ramassés au gré du hasard, incorporés avec leur patine à des toiles puis agencés abstraitement entre eux, telle pourrait être la définition de ces fameux « combinés » ou « combinaisons ».
Tuer le père
Dès les œuvres du jeune Rauschenberg, la peinture est en bonne place. Mais comment et quoi peindre en pleine hégémonie de l’expressionnisme abstrait américain, dans l’ombre du maître De Kooning, omnipotent à New York ?
Après avoir peint en blanc ses toiles puis recouvert de noir des collages de photographies et de coupures de journaux, Rauschenberg commet un acte symbolique l’année où il recouvre de peinture rouge des assemblages d’objets et de matières (Red paintings). Il demande au peintre expressionniste de lui céder un de ses dessins afin que le jeune effronté l’efface à la gomme, parce que chaque extrémité d’un crayon de papier a bien le même pouvoir créatif. Le recouvrement par de la peinture aurait davantage signifié un musellement. Avec l’effacement, c’est de nihilisme dont il s’agit. De Kooning accepte de céder un de ses dessins, malgré son incompréhension et son irritation.
Rauschenberg, qui déclare qu’il s’agissait d’un respectueux hommage, signe avec Erased de Kooning drawing l’un des actes les plus flamboyants des années 1950, se liant à jamais avec cette figure de l’art si antagoniste, chantre d’une peinture passionnée et ombrageuse. Robert Rauschenberg, satyre doué d’un humour et d’une ambition existentialiste ravageurs, combat la figure du père sans parvenir à s’en détacher.
Une œuvre toujours actuelle
Car il est bien question de peinture lorsque Rauschenberg, à peine trentenaire, s’emploie à combiner des objets rejetés par la ville à l’abstraction picturale. Dans Monogram, il assemble une chèvre angora empaillée aux longs poils et cornes torsadées – achetée trente-cinq dollars ! – à un pneu de voiture, le tout foulant une peinture de format carré. L’animal, incarnation du damné dans la religion chrétienne et du satyre dans l’Antiquité grecque, le museau maculé d’une peinture sauvage dans un acte d’impureté, scelle son destin à la peinture.
Une interprétation plausible parmi un large éventail : c’est là tout l’art de Rauschenberg, cette liberté de ton, de sujet et de lecture qui maintient, toujours aussi vive, la vision de ces Combines. « Ce qui m’intéresse, c’est le contact, pas de délivrer un message. »
Au quotidien Le Monde, il déclarait l’an dernier : « Moi, ce qui m’intéresse, c’est la mobilité des objets, des pensées et des attitudes, et une relation à la forme ; transformer l’objet, le pousser dans ses retranchements… » De ce frottement du grand art au plus prosaïque naît le doute, échappant à toute logique sans être déraisonnable. Un faisan sur un châssis pour Satellite (1955) un coq pour Odalisque (1955-1958), un vautour pour Canyon (1959), les ensembles dissonants ne tentent pas de gommer la frontière entre l’art et la vie, mais fouillent l’écart parfois infime qui existe entre les deux, là où le beau et le laid peuvent se lier, le trivial s’allier à l’intellect.
Le principe de réalité a conduit des coupures de journaux, photographies, tabourets, étagères, tissus, vêtements, balais, huisseries, lits, ampoules, radios, roulettes, chaises, valises, poules, chevaux, chèvres, à sceller leur sort à celui de la peinture abstraite, gestuelle, colorée. Les combinaisons de Rauschenberg construisent une nouvelle légende urbaine, mêlant ces objets à la mythologie et à l’histoire de l’art.
Dans ce mariage impur qui en surprit plus d’un, l’inutile et le rebut renaissent à travers d’apparentes charades : l’improvisation de leur rencontre doit au hasard sans jamais céder au superflu. Le signifiant de tous les gestes et les choix dont sont faits les œuvres historiques de Rauschenberg réalisées majoritairement entre 1953 et 1961 offrent d’infinies combinaisons de sens qui permettent quasiment, cinquante ans plus tard, de les observer intactes.
1925 Naissance à Port Arthur, aux États-Unis. 1942 Il entreprend des études en pharmacie. 1946 Il entre au Kansas City Art Institute. 1948 De passage à Paris, il s’inscrit à l’académie Jullian. 1952 De retour aux USA, il se lie d’amitié avec John Cage et suit avec lui l’enseignement du Black Mountain College. 1964 Rauschenberg remporte le premier prix de la Biennale de Venise. 1978 Le Museum of Fine Arts de Washington lui consacre une grande exposition. 1997 Grande rétrospective au Guggenheim de New York. 2006 Il vit en Floride et travaille à la promotion des nouvelles technologies au service de l’art actuel.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
La réalité, un matériau du peintre
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques « Robert Rauschenberg » présente une cinquantaine d’œuvres majeures de cet artiste incontournable du Pop Art américain. L’exposition aura lieu du 11 octobre 2006 au 15 janvier 2007, tous les jours, sauf le mardi, de 11 heures à 21 heures. Plein tarif : 10 €. Tarif réduit : 8 €. Le billet donne accès à l’ensemble des expositions du Centre. Centre Pompidou, Paris IVe, tél. 01 44 78 12 33, www. centrepompidou.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°584 du 1 octobre 2006, avec le titre suivant : La réalité, un matériau du peintre