La Porte de l’enfer est un gigantesque répertoire de formes où Rodin viendra toujours puiser, donnant une vie souverainement autonome à certains de ses morceaux. Une exposition savante revient sur ce laboratoire sans fin…
Le 16 août 1880, Auguste Rodin, 40 ans, obtient officiellement de la direction des Beaux-Arts la commande d’une porte « ornée de bas-reliefs représentant la Divine Comédie de Dante », à destination du Musée des arts décoratifs de Paris. À ce projet cyclopéen, l’artiste travaillera sans relâche des années durant, livrant de nombreux dessins et, très tôt, une délicieuse petite maquette de cire, première pensée avant le déploiement monumental. Si les premières études révèlent une compartimentation par caissons, ainsi identique à la fameuse Porte du paradis (1425-1452) que Ghiberti réalisa pour le baptistère de Florence autour du même thème dantesque, Rodin opte finalement pour deux grands vantaux décloisonnés sur lesquels grouille une humanité diabolique et débridée, respectueuse de la source littéraire originelle.
Avalanche
En 1884-1885, Rodin juge satisfaisante la porte qu’il ambitionne de faire fondre. Pourtant, le projet de musée abandonné, le sculpteur inflige à son projet une nouvelle orientation, inspirée cette fois par Les Fleurs du mal de Baudelaire : surgissent désormais des figures plus ambiguës, plus voluptueuses et plus lascives. Le déferlement démoniaque devient une damnation diluvienne que peuplent des figures de l’effroi comme de la tentation, de la peur comme du désir. Orpheline, purgée de toute utilité, cette porte qui jamais ne s’ouvrira ressemble à une gigantesque avalanche, avec sa structure architecturale propre, sorte de chef-d’œuvre auto-engendré où règnent la profusion, la démesure et l’audace. Singulièrement, le plâtre de la porte dévoilé lors de l’Exposition universelle de 1900 fut dépouillé de nombreuses figures qui, réintégrées dans une version conçue en 1917, furent souvent agrandies, déclinées et assemblées par Rodin afin de jouir d’une vie autonome et d’une notoriété certaine – ainsi Le Penseur ou Le Baiser, deux sculptures iconiques issues de cette même cataracte infernale.
Ugolin ou la folle damnation
Occupant le centre du vantail droit, le groupe Ugolin et ses fils devait faire face à Paolo et Francesca qui, s’émancipant du vantail gauche, allaient bientôt devenir Le Baiser. La mort d’un côté, l’amour de l’autre. Rodin traduit ici un passage pour le moins effrayant de l’Enfer de Dante : fait prisonnier par les Pisans, le comte Ugolin est rendu fou par la faim et dévore ses quatre enfants et petits-enfants. S’il se souvient assurément du groupe de Jean-Baptiste Carpeaux, dont la fameuse sculpture illustre l’angoisse insoutenable du repentir (1857-1862), Rodin retient de l’épisode dantesque l’errance d’un être aliéné au milieu de ses victimes agonisantes, « ainsi qu’une hyène qui a déterré des charognes » (Octave Mirbeau). Rampant comme une bête, la gueule ouverte et les yeux hagards, Ugolin allait à son tour être agrandi pour s’affranchir de la porte. La seule fonte en bronze du grand modèle réalisée fut disposée au centre du bassin du Musée Rodin : aujourd’hui encore, on croit y voir une bête s’abreuvant après son forfait.
Le Penseur ou l’icône méditative
Si Le Penseur porta pour premier titre Le Poète, ce n’est pas un hasard : dominant La Porte de l’enfer, il veille sur elle comme l’auteur sur l’ouvrage composé. Il médite sur sa création, sur sa chose. Il la surplombe. Figure emblématique de la sculpture occidentale, Le Penseur fut conçu très tôt par Rodin, sans doute à la fin de l’année 1880, ainsi que l’atteste une petite terre cuite portant déjà en elle les linéaments de l’œuvre à venir – la position assise, l’inclinaison du buste ou la tête reposant sur la main. Si ce « Dante nu est une hérésie qui vous enlève une antithèse admirable » (Léon Gauchez), il reprend la figure de la Méditation, ainsi qu’elle figure dans l’iconographie antique ou sur les tympans médiévaux. Mais, plus que la Pensée, il incarne sans doute le Créateur, celui qui trône sur son œuvre, sur cette œuvre qui semble jamais ne devoir s’achever. Par conséquent, il s’agit donc d’un Créateur en acte, en action et, à ce titre, d’un portrait déguisé de Rodin.
Je suis belle ou les corps assemblés
En haut du pilastre droit de la porte, deux êtres nus s’enlacent. Un homme musculeux, vu de dos et da sotto in su, tient dans ses bras une femme dont seul le buste paraît surgir de la paroi et se jouer d’une architecture dont les moulures tiennent lieu de cadre et de lianes. L’entremêlement des chairs vire à l’indistinction. L’amour, peut-être celui de Rodin pour la jeune Camille Claudel, comme un mélange et comme une fusion. Ce groupe, qui emprunte son titre à la première strophe de La Beauté des Fleurs du mal (« Je suis belle ô mortels comme un rêve de pierre »), constitue un assemblage tout à la fois majeur et précoce dans la carrière de Rodin, qui réunit ici deux sculptures précédemment réalisées – L’homme qui tombe et La Femme accroupie. Ce procédé combinatoire atteste la saisissante inventivité d’un artiste défiant les lois de la pesanteur pour amalgamer superbement ces deux « sangsues que l’on voit roulées l’une sur l’autre dans un bocal » (Edmond de Goncourt).
Les Ombres ou la beauté multipliée
Couronnant La Porte de l’Enfer, les michélangelesques Ombres « se penchent dans des attitudes de désolation, leurs bras tendus et rassemblés vers le même point […], exprimant le certain et l’irréparable » (Gustave Geffroy). Tandis que, dans un premier temps, elles désignaient l’inoubliable inscription que Dante plaça au seuil de l’enfer (« Vous qui entrez, laissez toute espérance »), Rodin brisa leur main droite et, ainsi, rompit leur rôle strictement narratif. Ainsi amputées, Les Ombres perdent leur dimension descriptive et mimétique pour gagner en pouvoir expressif et symbolique. Ainsi démultipliées, elles exaucent la théorie des profils plébiscitée par Rodin, soucieux de rendre visibles en un coup d’œil les différentes faces d’une même œuvre – ici la face, le trois-quarts gauche et le trois-quarts droit. Tandis qu’une figure seule fut agrandie en 1901, trois épreuves en plâtre juxtaposées furent dressées sur un échafaudage au Salon de la Société nationale des beaux-arts de 1902. De l’expérimentation et de la répétition infinies.
1840
Naissance d’Auguste Rodin à Paris
1880
L’État français lui commande une porte pour un projet de construction du Musée des arts décoratifs au quai d’Orsay. Il entame la création de La Porte de l’Enfer
1883
La Porte de l’Enfer est terminée alors que le projet du musée est abandonné. Rodin affranchit quelques pièces de l’œuvre, comme Le Penseur ou Le Baiser
1900
Une première Porte de l’Enfer, en plâtre, est exposée, dans une forme incomplète, au Pavillon de l’Alma lors de l’Exposition universelle
1917
Décès à Meudon (92). Une deuxième Porte de l’Enfer en plâtre est remontée d’après des photographies et des moulages anciens. Elle est conservée au Musée d’Orsay
1928
La Porte de l’Enfer de bronze du Musée Rodin de Paris est réalisée à partir du plâtre de La Porte du Musée d’Orsay
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La Porte de l’enfer de Rodin
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 22 janvier 2017. Musée Rodin, 77, rue de Varenne, Paris-7e. Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 17 h 45. Tarif : 4 à 10 €. Commissaire : François Blanchetière. www.musee-rodin.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°696 du 1 décembre 2016, avec le titre suivant : La Porte de l’enfer de Rodin