Au Musée Reina-Sofía, à Madrid, une exposition ambitieuse explore les méandres de l’identité et de l’âme humaine comme composantes de la création artistique
MADRID - Commencer par la toute dernière salle, petite, intime, au fond de laquelle se déploie l’extraordinaire installation de Dorothea Tanning intitulée Chambre 202, hôtel du Pavot (1970). Cette reconstitution d’un intérieur aux formes en tissu devenues molles, dépourvu de lit, voit une sorte d’immense et perturbante protubérance s’échapper de la cheminée. L’espace captive mais est inhabitable et résiste même à l’appréhension, à l’interprétation ; et le visiteur semble soudainement se trouver happé vers les tréfonds de l’âme humaine, vers un ailleurs insaisissable. Face à cette installation, une œuvre non moins remarquable de Charles Ray, de ces sculptures que l’artiste californien réalise depuis quelques années, soit des personnages parfaitement lisses et blancs en acier peint : en l’occurrence un garçonnet dénudé jouant avec une voiture (The New Beetle, 2006). Là encore l’œuvre entre en résistance, entre détachement conféré par sa blancheur et sa froideur et attraction produite par sa singularité. La sculpture interroge aussi sur la présence d’un quelconque élément autobiographique. Charles Ray n’a-t-il pas antérieurement habilement joué de l’ambiguïté en donnant ses propres traits à nombre de ses personnages de cire ?
Théâtre mental
Entre fiction construite et éléments échappés du réel se mettent en place les éléments d’un théâtre mental où affleure la part biographique dans la conception de l’œuvre d’art. Ce sont ces liens entre la création et les « mythologies individuelles », les éléments biographiques et identitaires – plongée dans la psyché qu’explore « Formes biographiques. Construction et mythologie individuelle », présentée par le Museo nacional centro de arte Reina-Sofía, à Madrid. Conçue par l’historien et critique d’art Jean-François Chevrier, l’exposition est ambitieuse et érudite ; elle mêle arts plastiques et références littéraires, tout en s’autorisant des incursions dans le champ du cinéma. Labyrinthique aussi parfois, sans doute pour mieux perdre le spectateur dans les méandres de sa propre pensée.
Car si une bonne part de la création contemporaine procède de l’expérience et du vécu, ce sont souvent les moyens de s’en détourner, de s’échapper de sa biographie qui motivent les artistes. Ainsi des figures de Gérard de Nerval et Étienne-Martin, largement présentées. Le premier, né Gérard Labrunie, se construit une identité et une généalogie à partir du nom d’une propriété familiale, anticipant l’usage du pseudonyme par Claude Cahun, par exemple. Le second, à partir du plan et des coupes de la maison familiale dans la Drôme, crée une œuvre fascinante et prolifique dont les développements autant dessinés que lettrés ou sculpturaux procèdent de l’expérience subjective, de l’invention d’un imaginaire et d’un vocabulaire métaphorique. Fascinante est dans cette veine la salle consacrée à Charles Meryon, créateur dans les années 1850 d’un album d’Eaux-fortes sur Paris qui fait basculer une partie du cadre bâti de la capitale dans des visions, illustrant une dérive fantasmatique rétive à la réalité de l’époque du développement industriel.
Ces visions sombres et décalées constituent le pivot menant au second axe de l’exposition, attaché au drame et aux états de crise propices à la création. Ils sont bien entendu mentaux et Edvard Munch, à qui une salle entière est consacrée, fait là figure d’exemple presque trop parfait. Plus subtile est l’association de sculptures d’une Alina Szapocznikow atteinte par le cancer et de « bio-objects » issus du théâtre de Tadeusz Kantor. Fort bien vus sont également les liens entre corps et environnement, avec par exemple Valie Export qui incorpore son corps à l’architecture dans ses Body Configurations, ou Günther Brus qui arpente Vienne entièrement peint en blanc (Viennese Walk, 1965).
Le visiteur se perd un peu dans cette exposition, en effet, mais peut-être est-ce pour mieux se chercher… quelque part…
Jusqu’au 31 mars, Museo nacional centro de arte Reina-Sofía, Calle Santa Isabel, 52, Madrid
tél. 34 91 774 1000, www.museoreinasofia.es, tlj 10h-18h.
Catalogue, coéd. Museo nacional centro de arte Reina SofÁa/Siruela, 409 p., 42 €.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
La part biographique
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Commissaire : Jean-François Chevrier
Nombre d’artistes : 56
Nombre d’œuvres : 275
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°409 du 14 mars 2014, avec le titre suivant : La part biographique