Société

MODERNITÉ

À la naissance de la société de consommation

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 21 mai 2024 - 996 mots

Deux expositions narrent l’expansion du commerce sous le second Empire et la IIIe République. Sources d’inspiration pour les peintres de la vie moderne et symboles d’un nouveau mode de vie, les grands magasins racontent leur époque.

Caen, Paris. « L’industrie et le commerce entraînés dans une course effrénée à la concurrence ont fait main basse les premiers sur tout ce qui peut faire attraction. Ils ont admirablement senti qu’une vitrine, qu’un grand magasin doit être un spectacle. »À Caen, l’exposition s’ouvre sur cette citation de Fernand Léger tirée d’une conférence donnée à la Sorbonne et publiée par Le Bulletin de l’effort moderne (Paris, 1er juillet 1924). Dans le panneau introductif, les commissaires, Anne-Sophie Aguilar, Éléonore Challine et Emmanuelle Delapierre montrent comment, après 1850, Paris devient pour le flâneur « un espace […] où surgissent l’appel d’une vendeuse […], la lettre d’une annonce publicitaire. Une cascade d’artifices visuels l’assaille, depuis l’étalage des marchandises jusqu’aux enseignes commerciales et aux affiches. »

Les peintres et photographes sont les témoins des changements de la ville. En 1898, Camille Pissarro figure en vue plongeante L’Avenue de l’Opéra, percée à partir de 1864. Nicolas Alexandrovitch Tarkhoff adopte le même point de vue pour le Boulevard des Italiens la nuit (1900). Vers 1911, c’est à hauteur d’homme que Pierre Bonnard représente le grouillant et populaire Boulevard de Clichy. Une nouvelle architecture est apparue, celle des immeubles haussmanniens mais aussi des palais destinés aux Expositions universelles, des halles de marchés et des grands magasins. Le plus ancien, dénommé Au Tapis rouge et fondé en 1784 rue du Faubourg-Saint-Martin, est vanté dans les années 1870 par une série d’affiches lithographiques en couleurs.

La publicité orne les éventails promotionnels, habille les hommes-sandwichs et les kiosques, gravit les pignons aveugles des immeubles. Les peintres de la vie moderne, lorsqu’ils ne représentent pas les vitrines devant lesquelles s’arrêtent les femmes faisant leur shopping – Jacques Émile Blanche croque d’élégantes Londoniennes dans Regent Street : Robinson & Cleaver (sans date) –, s’attachent volontiers à représenter ces murs bigarrés accrochant le regard. Maximilien Luce peint La Rue Mouffetard (1889-1890, [voir ill.]), Raoul Dufy s’amuse de la foule défilant devant Les Affiches à Trouville (1906) et, à New York, Jean Émile Laboureur saisit dans Les Affiches ou The Billboard, New York (1908) un couple sous des parapluies noirs devant une affiche représentant un couple sous un parapluie blanc.

La population assiste et participe à son niveau au spectacle de la marchandise. La lithographie Convoitise (1898) d’Alexandre Steinlen figure deux trottins rêvant devant la vitrine d’un bijoutier, tandis que les ménagères se pressent dans les boutiques de quartier : À la boucherie (vers 1900) de Laboureur ; Rue des Abbesses, l’épicerie (1896) de Luce et Le Marché à Marseille (1903) de Dufy racontent cette vie simple et animée. Pourtant, Luce saisit dans sa lithographie Scène d’intérieur (non datée) un ouvrier affalé sur le trottoir contre la façade d’un café rempli de clients. Paul Sérusier représente La Marchande de bonbons (lithographie, 1894) à son pauvre étal sous la pluie et Fernand Pelez peint Le Marchand de citrons (1895-1897), petit garçon triste couvert d’un chapeau trop grand. Dans l’envers du décor vivent aussi les « invisibles », comme les nomme Anne-Sophie Aguilar dans le catalogue, qui, en coulisse ou en représentation dans les rayons, sont les rouages des grands magasins. On les voit sur des photographies promotionnelles de La Samaritaine révélant le gigantisme de ces commerces, à mille lieues et pourtant tout proches des boutiques devant lesquelles posent les artisans pour le photographe Eugène Atget.

À Paris, un condensé des grands magasins

C’est aussi par les employés des grands magasins que s’achève le parcours du Musée des arts décoratifs, à Paris. Les commissaires, Amélie Gastaut, Anne Monier et Marie-Pierre Ribère, ont puisé dans les archives du Bon Marché, des Galeries Lafayette et du Printemps pour montrer ces microcosmes : les dizaines d’hommes s’affairant au courrier ou aux expéditions (l’essor de la vente par correspondance fait l’objet d’un espace spécifique dans la suite du parcours) et, dans les étages où règnent les « demoiselles de magasin », les galeries d’exposition de robes ou d’ameublement. Les collections du musée ont fourni la plupart des 700 œuvres et objets présentés – le catalogue est une caverne d’Ali Baba. Le public observe l’essor de la bourgeoisie sous le second Empire, accompagné par les opérations d’assainissement et de gentrification de Paris. La consommation progresse fortement, encouragée par les Expositions universelles qui préparent la clientèle à évoluer dans de larges espaces où sont présentées les marchandises qu’elle convoite. Toutes les conditions sont réunies pour l’expansion des grands magasins, ces « palais babyloniens » décrits par Émile Zola que les affiches publicitaires mettent en valeur.

La mode ouvre la présentation des « merveilles » que l’on pouvait admirer et, si possible, acquérir. Les affiches de Jules Chéret [voir ill.] ou de Jean Gabriel Domergue alléchaient les femmes, pour lesquelles chaque enseigne faisait fabriquer des tenues plus ou moins onéreuses. Des salles sont consacrées aux accessoires : dessous, dentelles, chapeaux, gants, bas, souliers, plumes et fleurs artificielles, ombrelles sont passés en revue avant que l’importante clientèle des enfants ne soit abordée. Ce nouveau segment commercial fait naître une industrie florissante de vêtements, jouets et jeux et même de tenues de nourrice – celle du Bon Marché s’agrémente de galons brodés. En 1917, Le Printemps édite un jouet de circonstance, « Tranchée de première ligne », soit plus de 200 figurines en bois peint, conçu par André Hellé et Charles Émile Carlègle.

Enfin, les grands magasins s’emparent du marché des arts décoratifs. Primavera, l’atelier de création du Printemps fondé en 1912 par Pierre Laguionie et René Guilleré, édite des objets, de la vaisselle et du mobilier, tandis que l’ensemblier Maurice Dufrène dirige dès 1921 les ateliers d’arts appliqués des Galeries Lafayette, La Maîtrise. Un nom qui sonne comme un lapsus : l’un des grands facteurs du succès des grands magasins fut l’intégration verticale qui, par la maîtrise de la chaîne entière, de la production à la vente, permettait de créer le besoin et la possibilité de le satisfaire.

Le spectacle de la marchandise. Art et commerce, 1860-1914,
jusqu’au 8 septembre, Musée des beaux-arts, le château, 14000 Caen.
La naissance des grands magasins. Mode, design, jouets, publicité, 1852-1925,
jusqu’au 13 octobre, Musée des arts décoratifs, 107, rue de Rivoli, 75001 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°633 du 10 mai 2024, avec le titre suivant : À la naissance de la société de consommation

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