Intensément érotique, cette toile de 1938 a été réalisée à un moment charnière dans la vie de Masson, entre retour d’Espagne et bruits de bottes. Elle fut acquise par la deuxième femme d’André Breton.
Qu’on n’aille pas parler à ces amants de Daphné devenant laurier pour échapper à l’étreinte d’Apollon ! Certes, eux aussi se métamorphosent… Mais s’ils se changent en bouches qui offrent et dévorent, en fleurs érotiques ou en un coquillage prêt à recevoir la vie, c’est sous l’effet d’une extase teintée de sacré. « L’érotisme, dans l’œuvre d’André Masson, doit être tenu pour la clé de voûte. C’est lui qui dispose de l’agencement convulsif des corps d’hommes et de femmes entraînant dans leur merveilleuse rixe jusqu’aux meubles qui n’étaient encore suspects que de garder leur empreinte », écrit en 1939, dans la revue Le Minotaure, André Breton, fasciné par La Métamorphose des amants peint quelques mois plus tôt. Sa deuxième femme, Simone Collinet, grande galeriste et militante marxiste, amie de Masson, acquiert d’ailleurs la peinture. Cette dernière, toujours conservée dans la famille, est l’une des œuvres-phare de la rétrospective que le Centre Pompidou Metz consacre à André Masson.
Lorsque Breton publie en 1924 le Manifeste du surréalisme, André Masson, qui a échappé de peu à la mort pendant la première guerre mondiale et vit désormais rue Blomet (Paris 15e) où il partage un atelier avec Joan Miro, adhère au mouvement. Il a d’ailleurs déjà créé ses premiers dessins automatiques, dans une volonté ferme de « se dérob[er] à la raison, sa geôlière ; [de] répudi[er] ses lois [pour] se livrer au dérèglement incontrôlé des sens », raconte l’écrivain Jean Ballard dans Mythologie d’André Masson (P. Cailler, Genève, 1971). Mais Masson n’a « pas l’esprit grégaire », comme il le confie lui-même, et finit par souffrir de l’orthodoxie imposée par Breton : il rompt avec le groupe en 1929, avant de renouer avec le poète et le mouvement en 1936, après un long séjour en Espagne où il a peint moissons, insectes, paysages fantastiques et corridas. La Métamorphose des amants, réalisée en 1938, témoigne de la deuxième période surréaliste du peintre, plus expressive que la première, où le désir inconscient se manifeste dans sa forme la plus puissante : un ballet où la femme, l’homme, l’animal, la plante, ne font plus qu’un.
« Dans le monde de l’analogie, j’ai une prédilection pour le coquillage », a confié André Masson. Dans leur extase et leur métamorphose, les amants apparaissent liés par un coquillage béant, disposé à la place du sexe féminin, qui semble doté d’yeux étranges. Ce qu’il symbolise ? Mystère. « Nous parlons trop, nous devrions moins parler et plus dessiner […] Tenez, – ajoutait-il en montrant une foule de plantes et de figures fantastiques qu’il venait de tracer sur le papier tout en causant – voici des images bien bizarres, bien folles et cependant elles le seraient encore vingt fois plus que l’on pourrait se demander si le type n’en existe pas quelque part dans la nature. L’âme raconte, en dessinant, une partie de son être essentiel », confiera Masson dans Anatomie de mon univers. De ses dessins automatiques du début des années 1920 à ses toiles purement surréalistes en passant par ses peintures de sable, l’érotisme est omniprésent dans l’œuvre d’André Masson. Ami de Jacques Lacan, dont il deviendra le beau-frère en 1953, il réalisera le panneau destiné à dissimuler L’Origine du monde de Gustave Courbet, acquis par le psychanalyste…
Est-ce encore une bouche ou déjà une fleur ? Les deux sans doute. Les règnes humain et végétal s’entremêlent. « Cette fusion, qui nous échappe et nous enveloppe, nous amène à un pansexualisme », observe Chiara Parisi, directrice du Centre Pompidou-Metz et commissaire de l’exposition « André Masson. Il n’y a pas de monde achevé ». La fleur jaune, lumineuse, puissamment érotique, dans la bouche de l’amant, répond au fruit tenu entre les dents de l’amante, évoquant le désir, la violence, la douleur, la mort. Masson retrouve ces thèmes chez Goethe, dont il réalise des portraits en 1940 et dont il lit avec avidité le conte du Serpent vert (1794), une rencontre impossible de deux jeunes gens vivant au sein d’un monde divisé par un fleuve : « Je relisais beaucoup Goethe à cette époque, surtout le Goethe secret, le Goethe érotique… le Goethe du Serpent vert, ce conte alchimique. Alors j’ai fait des portraits de Goethe. Goethe analysant les métamorphoses de la plante, Goethe et la théorie des couleurs », confiera-t-il.
Plus de peau ni de muscles. Un squelette, des organes d’un jaune acidulé se détachant sur la chair rouge sang, suggérant une atmosphère de violence. « L’écartèlement extatique des corps éventrés célèbre une jouissance proche de la souffrance, où l’organique, comme souvent chez Masson, se transforme en végétal », observe Chiara Parisi. Si la Métamorphose des amants met en scène un érotisme exalté et plutôt optimiste, le tableau témoigne aussi de la part sombre de la mythologie de Masson, peuplée de minotaures dont le ventre est un labyrinthe d’entrailles, témoignant du climat angoissé qui prévaut avant la Seconde Guerre mondiale. « Ma peinture tend au paroxysme expressionniste. Je le reconnais », commente Masson, grand lecteur du marquis de Sade, dans sa Métamorphose de l’artiste : « Horribles ménageries. Métamorphoses gênantes. Mobiliers irritants. L’inconfort parfait dans un délire à froid. Tout cela est très grinçant. »
Un décor qui semble inspiré de la Renaissance, des eaux rouges… Ce paysage-architecture évoque un autre tableau qu’André Masson peint deux ans plus tard, Le fleuve Héraclite. Au sujet de ce dernier, le psychanalyste Carl Jung écrit, dans L’Homme et ses symboles : « Les eaux torrentielles du fleuve Héraclite submergent un temple grec. Ce tableau peut être considéré comme une allégorie du déséquilibre et de ses résultats : l’insistance excessive des Grecs sur la logique et la raison (le temple) mène à un jaillissement destructeur des forces instinctuelles. » Lecteur d’Héraclite, André Masson puise chez le philosophe grec, comme aussi chez Empédocle ou chez Nietzsche, l’idée que l’amour et la haine s’entremêlent pour générer des puissances créatrices.
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La Métamorphose des amants, André Masson
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°775 du 1 mai 2024, avec le titre suivant : La Métamorphose des amants, André Masson