COCHIN / INDE
Aux prises avec son temps, la biennale internationale d’art contemporain de Cochin, en Inde, se fait l’écho des questions féministes ou liées à l’identité sexuelle, tout en dénonçant les inégalités dans le monde.
Cochin (Inde). L’art malgré la désolation. C’est le message qu’a voulu faire passer Pinarayi Vijayan, chef du gouvernement de l’État du Kerala (Inde), le 12 décembre 2018, en inaugurant officiellement la 4e « Kochi-Muziris Biennale » [Biennale d’art contemporain de Cochin], moins de quatre mois après les pluies de mousson diluviennes ayant causé les pires inondations depuis un siècle – près de 500 morts et 1,5 million de personnes déplacées. « Le gouvernement concentre ses efforts sur la reconstruction de l’État, mais nous ne sommes pas revenus sur la subvention accordée à cette manifestation, s’est enorgueilli Pinarayi Vijayan. L’art est nécessaire pour les êtres humains, afin qu’ils ne soient pas considérés comme des animaux ». Ajoutant : « La Biennale a transformé la manière dont l’art contemporain est perçu en Inde. »
Une ouverture dans un contexte particulier donc pour cette édition 2018 dont le budget s’élève à 27 crores de roupies [environ 3,4 millions d’euros] et qui est cornaquée par l’artiste et critique d’art indienne Anita Dube, 60 ans. Sous l’intitulé « Possibilities for a Non-Alienated Life » [« Les Possibilités d’une vie non aliénée »] (lire l’encadré), la commissaire générale a déployé dans dix lieux de la ville, dont Aspinwall House, le « poumon » de la Biennale, les travaux d’une centaine d’artistes venus de trente pays.
Première commissaire au féminin de la manifestation, Anita Dube a souhaité faire la part belle aux femmes, dont la présence dépasse ici en nombre celle des hommes. Pas étonnant d’y retrouver quelques figures féministes phares, telles l’Autrichienne Valie Export ou les Américaines The Guerrilla Girls. La première est l’auteure de la splendide installation Fragments of Images of Contingence– des ampoules dénudées plongeant dans des tubes emplis d’eau, de lait ou d’essence, et jouant autant avec l’idée du danger qu’avec les nerfs du spectateur ; les secondes réalisent des posters aux messages tonitruants contre le sexisme ou la discrimination dans le monde de l’art. Mais l’Inde n’est pas en reste : dans un film irrévérencieux intitulé Bird, la performeuse Sonia Khurana use de son propre corps de manière transgressive pour affirmer une identité postcoloniale.
Outre le sexisme, l’édition 2018 se fait l’écho de moult combats dans l’air du temps : le racisme, la corruption, les atteintes aux droits de l’homme, la question du genre… Ainsi l’Indienne Tejal Shah explore-t-elle, dans ses clichés osés, l’identité queer, sur fond de paysages fantasmés. Affichés sur les murs de Cabral Yard, les portraits grand format de la Sud-Africaine Zanele Muholi rendent compte, eux, de l’univers gay et lesbien du continent noir.
La Biennale se fait aussi plateforme de dénonciation des inégalités. Pour Memorial Project Nha Trang, le Japonais Jun Nguyen-Hatsushiba a filmé sous l’eau, au Vietnam, des conducteurs de cyclo-pousse évoluant difficilement au fond de la mer, métaphore poétique de ces laissés-pour-compte du développement économique et social que connaît leur pays. Avec For My Father, la photographe palestinienne Rula Halawani documente, elle, de façon subtile, la vie quotidienne sous l’occupation militaire israélienne.
Dans son installation intitulée One Hundred and Nineteen Deeds of Sale, la Sud-Africaine Sue Williamson ravive une histoire commune et enfouie, entre Cochin et Le Cap : celle de la traite des esclaves. Sur une centaine de tee-shirts qui claquent au vent sont imprimés les noms de personnes déportées, de celles qui les ont « négociées »… et de leur prix. Pièces de vêtement légères empreintes d’une lourde charge historique et politique. Avec la splendide installation For, In Your Tongue, I Can Not Fit. 100 Jailed Poets, Shilpa Gupta, elle, donne une voix au silence forcé de cent poètes emprisonnés à travers le monde. Dans la pénombre, cent clous géants transpercent des écrits, tandis qu’autant de micros dispersent la prose desdits écrivains. Dans la cour de l’Aspinwall House, le Danois EB Itso a érigé la sculpture Mr Sun(Slow Violence) : un gigantesque pneu – diamètre : 3,65 mètres ; poids : 3,7 tonnes – suspendu comme en lévitation, en hommage aux fermiers qui, en 2015, alors que le prix au kilo du caoutchouc dégringole, passant de 260 à 100 roupies, se sont suicidés en se pendant à des… hévéas. Entre pertinence archétypale de la roue et obscurité écrasante de l’avenir.
Au cœur de l’œuvre Untitled (Two Minutes to Midnight), suite de sculptures énigmatiques tels des silex surdimensionnés, dressés dans la TKM Warehouse, Jitish Kallat évoque lui les deux extrémités de l’échelle du temps : depuis l’outil préhistorique, à l’aube de l’humanité, jusqu’à notre époque où la suprématie humaine conduit à une manipulation aveugle de la planète.
À Cochin, les raisons d’espérer sont néanmoins légion, en dépit de parcours artistiques parfois tortueux. Ainsi, le photographe Vicky Roy – « Mountains », belle série en noir et blanc – dormait sur un quai de la gare de New Dehli avant que son « sauveur » ne lui apprenne les rudiments de la photographie. Bapi Das, ancien conducteur de tricycle à Calcutta, élabore depuis dix ans des broderies faussement naïves, mémoires visuelles de paysages urbains. Sans oublier Temsüyanger Longkumer, qui, dans le jardin de la Pepper House, a déployé Catch A Rainbow II, installation qui distille aléatoirement une bruine engendrant des arcs-en-ciel visibles de jour comme de nuit. Bref, l’espoir est sauf.
La Kochi-Muziris Biennale 2018 a pour sponsor principal le groupe BMW. La firme automobile allemande est partenaire de la manifestation depuis sa première édition, en 2012, à travers sa filiale indienne BMW India. Cette dernière parraine également la India Art Fair, à New Dehli.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°515 du 18 janvier 2019, avec le titre suivant : La Kochi-Muziris 2018, Biennale des possibles